L’écran américain comme lieu de mémoire du 80e anniversaire du débarquement de Normandie

Une scène du film «Saving Private Ryan»
Photo: David James / DreamWorks via Associated press Une scène du film «Saving Private Ryan»

Près de 150 000 soldats des forces alliées ont été débarqués sur les plages ou parachutés dans la zone d’invasion normande le 6 juin 1944, dont plus de 14 000 Canadiens à Juno Beach. La marine royale canadienne a fourni 124 navires de guerre et 10 000 marins à la plus grande armada de l’histoire. L’Aviation royale canadienne a rajouté 39 escadrons.

Ce seul jour J a fait 10 000 victimes, dont 381 morts et 715 blessés du Canada. La bataille de Normandie s’est poursuivie jusqu’au 21 août, avec au total 209 000 morts ou blessés alliés, dont plus de 18 700 soldats canadiens.

Comme les monuments dans le monde ou le tourisme de mémoire en Normandie, les productions cinématographiques et télévisuelles témoignent de l’importance de ce méga-événement historique. La banque de données sur les productions audiovisuelles mondiales (IMDB) en liste 870 rien que sur le « D-Day », en très grande majorité d’origine américaine.

Les documentaires dominent, mais l’immense lot comprend aussi beaucoup de fictions. Le site D-Dayinfo.org propose une liste des meilleures productions sur le sujet. La série Band of Brothers (2001) arrive en tête, suivie par le film Saving Private Ryan (1998), deux créations de l’Américain Steven Spielberg.

Le documentaire canadien Storming Juno apparaît en 9e place. La production de 2010 dirigée par Tim Wolochatiuk s’organise autour de trois personnages réels, dont le sergent tankiste québécois Léo Gariépy (1912-1972). La production utilise des images canadiennes du jour J tournées dans les barges et sur les plages, diffusées très rapidement dans les cinémas du pays. L’Office national du film (ONF), créé en 1939, a vite été mobilisé pour l’effort patriotique et la « propagande téméraire ». Le premier commissaire de l’Office, le Britannique John Grierson, inventeur du terme « documentaire » appliqué au cinéma, disait que son institution canadienne servait à « mobiliser les esprits ».

La mobilisation médiatique fut colossale, à la mesure de l’effort de guerre national. Le cinéaste Donald Brittain et son équipe de monteurs de l’ONF ont puisé dans 4000 km de pellicules accumulées pour produire la série de treize épisodes d’une demi-heure Le Canada en guerre diffusée au début des années 1960, avec, là encore, évidemment, un volet (le 9e , intitulé Un matin calme) sur le Débarquement et la campagne de Normandie par les troupes canadiennes.

« La Deuxième Guerre est très visuelle, explique Tim Cook, historien en chef et directeur de la recherche du Musée canadien de la guerre à Ottawa. La radio et les journaux étaient des médias importants, mais le film donnait une visibilité au conflit. Les images montraient-elles la brutalité des combats, les corps éclatés, les soldats atteints à la tête, éviscérés par des bombes ? Non. Mais elles donnaient une idée du mouvement des troupes canadiennes, du service des Canadiens, et aussi des pertes. »

Les trous de mémoire

Il n’y a à peu près rien d’autre à signaler d’ici, sauf le très controversé The Valour and the Horror (1992), dont un des trois volets traite de la bataille de Normandie. Surtout, il n’existe tout simplement aucun film de fiction canadien digne de mention sur ce jour pivot du XXe siècle auquel le pays a été mêlé très profondément et très intensivement.

On répète : le Canada a produit des milliers de fictions filmées depuis 1945, mais aucune ne traite directement du jour J. Dans la mémoire collective nationale, la perspective hollywoodienne filtre le moment monument.

C’était déjà le cas à la première canadienne à Toronto en 1962 du film américain The Longest Day (en troisième place de la liste du site D-Dayinfo.org), présenté devant des vétérans du Queen’s Own Rifles of Canada, régiment canadien débarqué le 6 juin. « Ils pensaient voir raconter la grande histoire des Américains, des Britanniques et des Canadiens tous ensemble le jour J, résume le muséologue Tim Cook. Les anciens soldats ont été évidemment bien déçus de constater leur absence du récit filmé. »

M. Cook raconte cette anecdote éclairante dans son livre The Fight for History sous-titré « 75 ans à oublier, à se souvenir et à refaire la Deuxième Guerre mondiale au Canada ». La thèse centrale de l’essai publié en 2020 dit que le conflit a donné prise à des conflits d’interprétation entre les vétérans et le reste de la société et que la participation du pays a rapidement été occultée dans la mémoire collective. Par contraste, les batailles de la crête de Vimy et d’Ypres à la fin de la Première Guerre mondiale ont joué un rôle majeur dans la constitution du sentiment national canadien, avec des monuments et un film de fiction (La bataille de Passchendaele, 2008) pour en témoigner.

« Mon livre raconte comment le Canada n’a pas fait une très bonne job pour raconter sa propre histoire sur la Deuxième Guerre mondiale, résume M. Cook. Nous avons laissé les Britanniques et les Américains s’emparer du champ culturel des films et des documentaires. Il y a une étrange absence prolongée de notre mémoire collective commune de ce temps où nous avons pourtant joué un rôle majeur pour libérer la France, la Belgique et les Pays-Bas. Nous n’avons porté à peu près aucune attention à la guerre pendant des décennies, jusqu’en 1995, au 50e anniversaire de la fin du conflit. »

La part du lion

L’historienne Béatrice Richard, du Collège militaire royal de Saint-Jean, observe que ses jeunes apprentis officiers n’en savent souvent ni plus ni moins que le reste de la société canadienne sur le rôle du Canada entre 1939 et 1945. Elle aussi souligne que l’amnésie collective ne concerne pas que le jour J.

« On commémore le Débarquement et on oublie le reste, par exemple le débarquement de Sicile, qui a aussi servi à diviser les forces allemandes sur un autre front. La commémoration est très sélective. Maintenant, est-ce que le Canada plus que les autres sociétés a la mémoire courte ? Je n’en suis pas certaine. Il faudrait pousser l’analyse. Il faut aussi admettre que beaucoup de travail a été fait par les historiens. Il y a du bon matériel en ligne. Le ministère des Anciens Combattants a un site bien fourni. »

Mme Richard a elle-même dirigé un numéro du Bulletin d’histoire politique consacré au cinéma de guerre et à l’empreinte qu’il a laissée dans la mémoire collective. Une des conclusions des études savantes avance qu’« en dépit des efforts de la propagande, le public francophone n’a jamais complètement adhéré à la rhétorique patriotique d’inspiration britannique. Deux films sortis ici en 2008 l’illustrent bien. Passchendaele [sur la Première Guerre mondiale] reconduit le mythe de la Grande Guerre comme acte de naissance du Canada, tandis que Le déserteur ressasse celui de l’insoumission à la conscription de l’antihéros canadien-français ».

Il y a une étrange absence prolongée de notre mémoire collective commune de ce temps où nous avons pourtant joué un rôle majeur pour libérer la France, la Belgique et les Pays-Bas.

Le raid raté de Dieppe (août 1942), premier engagement canadien dans le conflit avec près de 5000 soldats d’ici, brasse les mêmes eaux mémorielles ambiguës. Mme Richard a étudié le traitement historique de cet événement dans sa thèse de doctorat. Elle a découvert que les premiers articles de journaux parlaient d’un raid britannique. Les listes des victimes ont vite révélé l’ampleur du désastre : 900 morts, des milliers de blessés et de prisonniers et le régiment des Fusiliers Mont-Royal quasiment anéanti.

« À partir des années 1960, du nationalisme et du contexte de la décolonisation, la lecture de la conscription et des opérations militaires est teintée par le nationalisme. Les Canadiens français sont décrits comme de la chair à canon au service de l’Angleterre, de l’Empire. »

Cette perspective se concentre au pur sucre dans Le jardinier des Molson (histoire située en 1917), scénario avorté de Pierre Falardeau transformé en bédé. La série québécoise IXE-13 et la course à l’uranium (Illico), lancée il y a quelques mois, est campée dans l’immédiat après-guerre, en 1945. Elle n’adopte pas cette lecture purement colonisatrice, misérabiliste et victimaire, au contraire. La série montre aussi l’intérêt de traiter une riche matière historique au lieu de toujours laisser Hollywood coloniser les esprits d’ici et du monde.

Mme Richard a vu récemment un reportage à Radio-Canada où des guides franco-français des plages du Débarquement ne parlaient que des soldats des États-Unis. « Pour les Français, c’est donc aussi une histoire américaine, et c’est tout. Les Américains avaient un plus grand potentiel pour mettre en valeur leurs exploits et ils ont réussi. Pendant qu’ils libéraient Paris, les Canadiens essayaient de détruire les rampes de lancement des V2. La mémoire, c’est vraiment une question de rapport de force. Le plus puissant se donne le grand rôle, comme le lion dans la fable… »

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