Trump, sans foi ni loi

Pour une première fois dans l’histoire politique américaine, les bulletins de vote destinés à choisir le prochain président des États-Unis compteront selon toute vraisemblance un candidat jugé coupable dans un procès pénal. Pire : envers et contre toute logique habituelle, il y a fort à parier que la condamnation de Donald Trump rendue jeudi par 12 jurés à New York ne contribue qu’à solidifier ses acquis, confirmant une fois de plus un certain renversement politique de l’ordre naturel des choses, où le mensonge, le crime et la vilenie ne font que cuirasser son immunité plutôt que de susciter l’opprobre.

Coupable. Aux 34 chefs d’accusation de falsification comptable auxquels il faisait face, Donald Trump a été déclaré coupable par le jury au terme de deux jours de délibérations. Trump l’impénitent a connu ces derniers temps son lot de passages devant les tribunaux, et c’est pour avoir falsifié des documents comptables dans le but de cacher le fait qu’il avait versé un pot-de-vin de 130 000 $ à l’ex-actrice porno Stephanie Clifford, alias Stormy Daniels, que le jury l’a déclaré coupable.

L’affaire est extraordinaire. Jamais un ex-président américain, qui, de surcroît, souhaite occuper de nouveau le Bureau ovale en novembre prochain, n’a été jugé coupable d’un crime. En un sens, cette condamnation vient confirmer que face à la justice, tous les Américains sont égaux : même un milliardaire ayant dirigé le pays peut subir un processus judiciaire et être prononcé coupable. Mais en rejetant le verdict avec rage sitôt qu’il fut prononcé, Trump confirme une fois de plus qu’il a érigé pour lui et ses fidèles son propre cadre, où les structures conventionnelles n’ont que faire.

Au terme de ce procès où on l’a vu somnolent, indifférent, vociférant face aux efforts des avocats de Mme Clifford, Donald Trump a évidemment crié au « procès truqué » — une véritable « honte », selon l’ex-vedette de téléréalité jouant dans la vraie vie le rôle principal d’une pièce de théâtre de mauvais goût. Dans un long monologue prononcé vendredi matin en réaction au jugement, il a poursuivi ses attaques contre le juge Juan Merchan, affirmant qu’« il ressemble à un ange, mais qu’en réalité, c’est le diable ». Un juge « corrompu », une justice sans morale, un procès organisé : dès que les projecteurs se braquent sur l’ex-président américain, il s’emploie à anéantir ceux qui tentent de lui imposer les règles de processus éprouvés depuis des lustres, notamment par la machine républicaine. Rien n’y fait. Pour ce lugubre personnage sans foi ni loi, les normes, les principes et les conventions sont autant d’occasions de détournement de sens.

Sa peine devrait être connue le 11 juillet prochain, quatre journées avant le début de la Convention nationale républicaine, au Wisconsin, où le candidat républicain à la présidentielle sera officiellement intronisé. Les experts s’entendent pour dire que la probabilité qu’il séjourne en prison est mince, mais même depuis une cellule, il pourrait mener campagne, et diriger le pays s’il était élu le 5 novembre prochain. Les règles constitutionnelles n’interdisent pas le mariage de la présidence à la prison. Sur la scène de l’absurde, tout est permis. Les avocats de Trump ont sans surprise indiqué qu’ils porteront le verdict en appel.

Dans l’univers de la normalité, un tel revers juridique servirait à anéantir une candidature. Pour Donald Trump, ce verdict ne sera rien d’autre qu’un carburant à répandre sur sa campagne : outre les millions qu’il récoltera comme par magie, cette décision du tribunal pourrait contribuer à lui faire gagner des adeptes additionnels. Comme lui, ils verront dans ce verdict pourtant prononcé par 12 citoyens américains une confirmation de la dissolution des pouvoirs politique et judiciaire. Après l’avoir vu manoeuvrer, créer une réalité politique parallèle, réussir à retourner des vérités en mensonges et des revers en victoires, le « prisonnier politique » Trump, tel qu’il se décrit lui-même, pourrait solidifier sa base.

Après sa défaite en 2020 aux mains du démocrate Joe Biden, le candidat défait Donald Trump s’est évertué à démoniser le processus électoral, en faisant une machine corrompue. Voilà que sa prochaine cible sera le système judiciaire, qu’il s’emploiera à décrédibiliser. « S’ils peuvent me faire ça à moi, ils peuvent le faire à n’importe qui », a-t-il déclaré vendredi.

Nul ne peut prédire les répercussions qu’auront ce verdict et cette réaction indigne du condamné sur la frange modérée des électeurs américains que Trump tente de séduire ; pour ceux-là, s’agira-t-il de la goutte qui fait déborder le vase ? Auquel cas le candidat démocrate Joe Biden, qui répétera que son adversaire est un criminel condamné sans sombrer dans la contrevérité, pourrait rallier les indignés.

Élire un criminel à la tête de la plus grande puissance mondiale, et qui plus est un détracteur notoire des systèmes électoral et judiciaire américains, ne pourrait que mener à une seule forme de gouverne : le chaos.

Ce texte fait partie de notre section Opinion. Il s’agit d’un éditorial et, à ce titre, il reflète les valeurs et la position du Devoir telles que définies par son directeur en collégialité avec l’équipe éditoriale.

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