Quand la misère sociale devient une menace économique

L’instrumentalisation néolibérale de l’espace public conditionne non seulement nos représentations des personnes itinérantes et notre façon de définir les problèmes associés à leur présence, mais aussi l’intensification des tensions et des inégalités sociales, écrit l’auteur.
Photo: Tiffet L’instrumentalisation néolibérale de l’espace public conditionne non seulement nos représentations des personnes itinérantes et notre façon de définir les problèmes associés à leur présence, mais aussi l’intensification des tensions et des inégalités sociales, écrit l’auteur.

Une fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés de philosophie le défi de décrypter une question d’actualité à partir des thèses d’un penseur marquant.

Dans l’ouvrage Propriété privée, propriété sociale, propriété de soi, le sociologue français Robert Castel (1933-2013) nous offre une clé de lecture permettant de mettre en perspective certains aspects de la crise de l’itinérance. Castel rappelle que, dans l’histoire des sociétés occidentales, le choix démocratique dans l’établissement de nos liens sociaux aux XVIIe et XVIIIe siècles exigeait d’assurer une propriété à l’individu afin qu’il puisse se réaliser et s’approprier une existence sociale (propriété de soi). 

Le non-propriétaire n’était pas considéré comme un individu positif. Cette propriété privée devait servir de support à l’individualité à titre de bon citoyen pouvant alors s’exprimer en son nom. Il pouvait prévoir quelque peu son avenir en opposition à la soumission à une autorité politique féodale ou religieuse dont la dépendance empêchait toute projection de vie. 

Étant donné que ce principe politique n’a pu être réellement appliqué à cause de la cupidité des propriétaires plus fortunés, générant des inégalités sociales propres au régime capitaliste en plein essor, on a élargi le sens de la propriété à la propriété sociale. Celle-ci fut instituée comme une forme compensatoire de redistribution de la richesse plus équitable pour correspondre à l’idéal démocratique. 

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C’est ainsi que les politiques sociales telles que l’assurance chômage, l’assurance maladie, ainsi que l’aide sociale et le logement social (HLM) ont vu le jour. Mais non sans luttes historiques difficiles. Grâce à cette propriété sociale, il n’était plus indispensable d’être le propriétaire d’un bien foncier pour assurer son intégrité physique et psychique et acquérir ainsi une certaine autonomie sociale.

Hyperindividualisme

Aujourd’hui, la privatisation croissante de nos existences sociales et l’individualisation des inégalités pèsent lourdement sur les personnes en creusant la différence entre celles qui réussissent et celles qui échouent. Castel ajoute que cet hyperindividualisme de nos sociétés néolibérales favoriserait une intolérance grandissante envers ceux qui ne correspondraient pas au modèle de l’individu responsable, performant, compétitif et résilient, à l’image de l’entrepreneur individuel. 

Selon le sociologue, plusieurs oublieraient qu’ils font partie d’une communauté en se voyant autosuffisants, centrés sur eux-mêmes et affranchis du social. On peut alors mieux mesurer l’impact que les comportements marginaux des personnes en situation d’itinérance peuvent avoir sur la sensibilité de plusieurs résidents et commerçants les côtoyant. Surtout en l’absence d’infrastructures sanitaires adaptées à la vie de rue. 

Ce type de rapports se traduirait aussi par l’appropriation de l’espace public par les nouveaux résidents et les commerçants qui s’installent au centre-ville et à qui on a promis un environnement revitalisé, sécuritaire, propre et convivial. 

Dans son ouvrage Cohabiter l’espace public, publié en 2016, Antonin Margier fait remarquer une tendance à la normalisation résidentielle de l’espace public à Montréal et à Paris, qui en fait une extension de son chez-soi : « Ceci est mon parc, ma rue ; ce sont mes commerces de proximité, mon épicerie, etc. » Dès lors, l’appropriation des espaces publics par les personnes en situation d’itinérance entre brutalement en conflit avec des résidents et des commerçants qui se considèrent peu à peu comme les propriétaires symboliques ou quasi privés de ces lieux publics. 

Cette représentation dominante des liens sociaux contribue à dégrader la propriété sociale en redéfinissant et en contrôlant les limites de l’accès, dépossédant les personnes faisant l’expérience de l’itinérance notamment. Pensons aux travailleuses du sexe, aux jeunes de la rue et aux autres personnes itinérantes qui ont été chassés du centre-ville de Montréal depuis la fin des années 1990. Plus récemment, les opérations de démantèlement des campements urbains vont aussi dans ce sens. Les personnes en situation d’itinérance ne seraient plus considérées comme des citoyens capables de se conformer aux normes sociales actuelles de l’espace public. 

Les recherches ont pourtant montré que, faute d’avoir un chez-soi, les personnes en situation d’itinérance tentent de trouver une place sociale en s’appropriant des espaces publics qui, par définition, n’appartiennent pas à un propriétaire privé et qui sont en quelque sorte des propriétés sociales.

Lorsqu’il n’y a plus de possibilités d’hébergement, ces lieux publics deviennent par défaut les derniers lieux précaires de la propriété de soi. 

Misère sociale

La crise de l’itinérance à laquelle nous assistons dans plusieurs villes québécoises n’est pas causée seulement par la crise des opioïdes, l’inflation, la pénurie de personnel, les taux d’intérêt élevés ou les effets de la pandémie. Elle résulte surtout du désinvestissement du gouvernemental fédéral depuis les années 1990 dans la construction de logements sociaux et des coupes répétées du gouvernement québécois sous-développant les services sociaux et l’éducation. 

Ce choix politique, souvent confondu avec du laxisme, favorise un sentiment d’impuissance chez les intervenants concernés, qui doivent faire face à des situations de plus en plus complexes en itinérance, dont celles associées à la cohabitation dans les espaces publics. Ajoutons le rôle joué par les promoteurs de la revitalisation urbaine, qui imposent depuis 30 ans, avec le concours des municipalités, leur modèle de développement fondé sur le divertissement sécuritaire et l’aménagement d’un environnement convivial favorisant l’« expérience client ». 

Les rapports que nous avons avec les personnes en situation d’itinérance ne sont pas que des rapports interpersonnels pouvant parfois être très difficiles. Ces rapports sont aussi investis par le poids des déterminants socio-économiques et culturels de la vie urbaine actuelle, dont celui de l’esthétisation commerciale de masse des espaces publics pour vendre le Quartier des spectacles (Montréal) ou le Nouvo Saint-Roch (Québec) comme des utopies consuméristes auprès de clientèles cibles. 

Nous acceptons ce choix de développement comme un progrès ou une fatalité, un peu comme la gravité. Faire des espaces publics une vitrine commerciale pour attirer de nouveaux investisseurs ou favoriser l’attraction d’une destination urbaine incontournable relève en fait de choix politiques et économiques en phase avec les exigences du marché mondial. Il s’agit d’une orientation idéologique qui s’éloigne toutefois d’une conception démocratique de l’espace public. 

Cette instrumentalisation néolibérale de l’espace public conditionne non seulement nos représentations des personnes itinérantes et notre façon de définir les problèmes associés à leur présence, mais aussi l’intensification des tensions et des inégalités sociales. 

Par exemple, cette façon de considérer la présence des personnes en situation d’itinérance dans l’espace public tend à se réduire à une évaluation des externalités négatives du développement économique en cours. Ainsi, la visibilité des personnes itinérantes diffusant des images de grande précarité et d’insécurité sociale représenterait une menace symbolique au branding urbain promu. 

Depuis une trentaine d’années, nos recherches sur l’itinérance à Montréal et à Québec attestent du recours à des stratégies de gestion de la cohabitation fondées sur le contrôle de la mobilité des personnes en situation de marginalité. Pensons aux opérations de nettoyage successives de ces personnes prenant la forme de stratégies d’expulsion, de repoussement, de concentration ou de dilution de leur présence dans les espaces publics. 

La visibilité d’une image inconvenante et inappropriée au modèle urbain de développement privilégié a même poussé certains acteurs socio-économiques à défendre l’objectif formel d’éliminer l’itinérance visible sans considérer la complexité des causes de sa production. Comment comprendre le sens de ce racolage politique promettant la disparition de l’itinérance autrement qu’en voyant là une rhétorique « compassionnelle » justifiant l’élimination d’un obstacle socio-économique ? 

Parole collective

Ce type d’approche dominant crée des tensions avec une autre vision, plus prévenante, visant à rendre davantage visibles les réalités des personnes en faisant reconnaître leur droit d’accès aux espaces publics. Pensons à la Nuit des sans-abri, à la clinique Droits Devant ou, plus récemment, au collectif On ne laisse personne derrière. 

Les débats sur la nécessité ou non de démanteler des campements de personnes en situation d’itinérance illustrent bien ce clivage entre des stratégies de gestion priorisant les exigences économiques et celles privilégiant les droits de la personne. 

Dans une société se voulant démocratique, les manifestations publiques de la misère sociale ne devraient pas représenter une menace, mais plutôt un appel à la solidarité, déjà entendu par plusieurs acteurs du milieu communautaire notamment. Toutefois, les personnes en situation d’itinérance sont continuellement absentes des débats qui concernent les controverses au sujet de leur présence. Il se pourrait qu’un dialogue avec elles ait des chances de modifier l’horizon des représentations et des solutions. 

Pour ce faire, il est nécessaire de soutenir des expériences d’organisation collective des personnes en situation d’itinérance afin que celles-ci puissent élaborer des points de vue concertés sur les problèmes qu’elles définissent elles-mêmes à propos des situations de partage de l’espace public et des pistes d’action qu’elles prioriseraient. Bref, il faut miser sur leur potentiel d’auto-organisation, déjà observable dans les campements, et renforcer leur propriété sociale.

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