Laclau et Mouffe, la crise solidaire et le succès péquiste
Une fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés de philosophie le défi de décrypter une question d’actualité à partir des thèses d’un penseur marquant.
La crise que traverse Québec solidaire (QS) est souvent décrite comme une lutte opposant « rêveurs » et « pragmatiques ». Cette analyse oblitère toutefois un conflit stratégique d’un autre ordre, révélateur des difficultés de QS depuis les élections de 2022, et du retour en force du Parti québécois.
Dans sa lettre de démission, Émilise Lessard-Therrien précise qu’elle cherchait à « plonger les racines du parti dans les régions du Québec […] et pas juste là où on a des “chances de gagner” ». En d’autres mots : alors que les dirigeants de QS souhaitent concentrer leurs énergies sur des circonscriptions et des segments de la population dans lesquels ils voient un potentiel électoral immédiat, l’ex-porte-parole voulait s’adresser à tout le territoire et à tous les secteurs de la population.
Les résultats électoraux de 2022 reflètent ce dilemme. Les solidaires, avec 15,42 % des suffrages, ont remporté onze circonscriptions urbaines, tout en enregistrant un recul de leurs électeurs dans les banlieues et dans les milieux ruraux. Au même moment, les péquistes, avec presque autant de votes (14,60 %), se contentaient de trois élus, mais cumulaient le plus de secondes places à l’échelle du Québec, indiquant un potentiel de progression sur l’ensemble du territoire. Celui-ci se concrétisait quelques mois plus tard dans les sondages.
Quels choix stratégiques expliquent ces résultats presque symétriquement opposés, pour deux partis ayant en commun de proposer, chacun à leur manière, un ambitieux projet de transformation de la société québécoise ?
Différence et équivalence
L’oeuvre d’Ernesto Laclau et de Chantal Mouffe peut nous aider à y voir plus clair. Connus pour leurs travaux sur le populisme, les deux philosophes ont élaboré une théorie de la conquête et de l’exercice du pouvoir dans les démocraties libérales, en donnant une place centrale au concept d’hégémonie. Celui-ci désigne la reproduction d’un ordre social et politique par la diffusion d’une vision du monde partagée qui, pour la majorité des citoyens, « va de soi », au point où elle organise leur rapport à la politique, à l’économie, à la culture, aux relations sociales, etc.
Dans ce contexte, deux logiques stratégiques s’offrent aux partis politiques. Ceux cherchant à mener des changements à l’intérieur du cadre existant opteront pour la « logique de différence ». Celle-ci consiste à construire une coalition électorale en répondant aux demandes de segments différenciés de la population. Il s’agit ainsi de satisfaire une quantité suffisante de groupes sociaux pour être porté ou reporté au pouvoir (la voie suivie par la CAQ, le PLQ, le PLC et le PCC), ou pour gagner un certain poids au Parlement (ce qui est typiquement la stratégie du NPD).
À l’inverse, une force politique souhaitant transformer, même partiellement, le cadre existant devrait opter pour la « logique d’équivalence ». Il s’agit d’unir des groupes sociaux divers autour d’une « volonté collective » de changer les choses, d’un projet contre-hégémonique rendant progressivement « normale » une vision du monde « alternative ».
Des demandes hétérogènes
Chez Laclau et Mouffe, la stratégie d’équivalence implique d’articuler une série de demandes sociales non satisfaites par le régime en place. Pour ce faire, un projet contre-hégémonique doit ratisser largement, de manière à représenter la population dans sa pluralité, seule manière de construire une volonté collective de changer le système.
C’est ce que fait le PQ depuis que Paul St-Pierre Plamondon (PSPP) en a pris les commandes. En plus de mettre résolument de l’avant son projet indépendantiste, il y articule un ensemble de demandes hétérogènes, qui rejoignent des franges diverses de l’électorat : transition énergétique, laïcité, protection du français, rejet de l’immigration massive, renforcement des services publics, etc.
La campagne qu’il mène sur le temps d’écran chez les jeunes est un exemple probant de cette stratégie, où un sujet touchant de larges pans de la population se voit représenté par un parti qui élargit ainsi la portée de son discours. Cet enjeu apparemment sans lien avec l’indépendance nationale renforce en fait le projet péquiste, car ils impliquent tous deux une reprise en main collective sur ce qui semble « aller de soi ».
À l’inverse, les solidaires traitent les demandes sociales sur le mode différentiel. Après les élections de 2018, QS s’est retranché sur des demandes qui lui étaient déjà fortement associées, en insistant davantage sur l’une ou l’autre au gré des conjonctures : l’écologie jusqu’en 2022, la justice sociale avec la crise du logement et l’inclusion pour se différencier du nationalisme péquiste.
Comme le soulignait dans ces pages Eric Martin, le parti de gauche « adresse des messages ciblés à des clientèles électorales ciblées via l’informatique [le conduisant] à s’enfermer dans une bulle où il s’adressera à l’électorat urbain-scolarisé-écolo qui le soutient déjà ».
Par exemple, lors de la dernière campagne électorale, la proposition de taxer les véhicules polluants semblait conçue pour plaire à l’électorat urbain, mais braquait les populations rurales et périurbaines. Elle était aussi porteuse d’une vision individualisante de la transition énergétique, assez contradictoire avec le projet solidaire de sortie du néolibéralisme, qui implique lui aussi une ambitieuse reprise en main collective.
« Eux » et « nous »
Lier des demandes hétérogènes en une volonté collective est un défi important, puisqu’au sein de la société s’affrontent des intérêts contradictoires. Là où une stratégie de différence peut se contenter de sélectionner certaines demandes au gré des circonstances et des rapports de force (ce qu’on appelle répondre à une « clientèle électorale »), un projet contre-hégémonique doit mettre ces demandes sur un pied d’égalité pour les orienter vers un horizon commun.
Dans L’illusion du consensus (2016), Mouffe montre que le conflit est au fondement du politique. C’est donc en s’opposant à un adversaire commun que des groupes sociaux divers sont à même de s’unir. Tout le défi consiste à désigner l’adversaire responsable de leurs insatisfactions. De la conflictualité avec un « eux » naîtra ainsi une identité collective, un « nous ».
Pour y arriver, le PQ a recours à une configuration ancienne, mais fort efficace : la fédération canadienne opprimant la nation québécoise. Par exemple, lorsqu’il traite de la crise du logement, PSPP propose de mettre fin à l’immigration massive, ce qui met la responsabilité de la crise sur le régime fédéral.
À l’inverse, QS, qui dans les derniers mois a fait du logement son cheval de bataille, a été incapable de formuler une proposition marquante pointant un « eux » global. En fait, l’adversaire que le parti de gauche désigne avec le plus de constance est le « nationalisme conservateur », qu’il associe au PQ et à la CAQ. Or, ce « eux » est beaucoup trop étroit pour lier les demandes associées au projet solidaire.
Conséquence logique, QS est en difficulté lorsque s’agit de désigner le « nous » incarnant son projet politique. Durant la campagne de 2022, Gabriel Nadeau-Dubois (GND) se réclamait alternativement des « jeunes » ou de la « classe moyenne ». À l’opposé, le « nous » des péquistes est d’une clarté cristalline : c’est celui de la nation québécoise en lutte pour son indépendance.
D’ailleurs, dans La raison populiste (2005), Laclau souligne qu’un projet contre-hégémonique vise à terme la refondation de la communauté politique. En d’autres mots, une stratégie d’équivalence doit être intégrée à son contexte national, de manière à pouvoir le transformer. Par exemple, sur les drapeaux brandis par les manifestants du printemps 2012, le carré rouge n’avait pas tardé à trouver sa place au centre du fleurdelisé.
Ainsi, si le PQ est en phase avec l’héritage de la Révolution tranquille sur des questions institutionnelles d’importance (langue française, laïcité, immigration), QS les prend systématiquement à rebrousse-poil. Là où les péquistes inscrivent sans mal leur « nous » dans une continuité nationale, les solidaires sont handicapés par des scrupules idéologiques confortant certains groupes d’électeurs, mais qui laisse froide une large partie de la population.
Affects et leadership
Comme Laclau et Mouffe n’ont cessé de le rappeler, la politique n’est pas seulement une affaire de raison, mais aussi d’émotions, d’affects. Ils donnent sa consistance, son liant, au « nous », par des gammes d’émotions comme l’espoir ou la fraternité, mais aussi l’indignation et la peur.
C’est ici que la figure du leader prend toute son importance. Par les affects qu’il diffuse et, paradoxalement, par la singularité qu’il incarne, le leader est en mesure de représenter le « nous » dans sa pluralité et de transcender ses contradictions.
Là encore, les leaderships péquiste et solidaire sont à l’opposé. Remisant les accents tribunitiens de 2012, GND a adopté le profil typique du politicien contemporain, où une maîtrise technique impeccable semble corsetée par des lignes de communication livrées sans supplément d’âme. À l’opposé, PSPP a une expression moins policée, voire improvisée, laissant percer de vrais efforts de vulgarisation, ce qui lui confère une forte authenticité.
En parallèle, le chef péquiste allie des traits ayant fait le succès des grandes figures indépendantistes : la fougue et l’audace de Bourgault, le ton modéré et l’émotion de Lévesque, la détermination et la radicalité concrète de Parizeau.
Quelle suite ?
En somme, Laclau et Mouffe nous enseignent que pour réussir, une force politique transformatrice a besoin d’une stratégie cohérente avec ses ambitions. C’est l’erreur qu’a faite QS. En associant une stratégie classique à un programme qui ne l’est pas, les solidaires ont limité la portée géographique et sociale de leur action, renonçant à construire une volonté collective.
À l’inverse, la stratégie d’équivalence des péquistes se révèle un succès, parce qu’elle est en phase avec leurs ambitions politiques et parce qu’elle s’adresse à la société dans son ensemble. Laclau et Mouffe feraient cependant une mise en garde : un projet contre-hégémonique ne peut se contenter de gagner des élections. Même porté au gouvernement, il doit s’élargir sans cesse pour transformer les votes en une vision du monde ancrée dans les défis de l’époque.
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