Compenser, panser pour ne pas repenser?
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L’idée de compenser les impacts environnementaux de nos modes de vie n’est pas nouvelle. Des historiens comme Jean-Baptiste Fressoz montrent que le concept de compensation était déjà utilisé au XVIIIe siècle pour compenser les dommages environnementaux causés par des installations industrielles.
Aujourd’hui, face à l’ampleur de la crise climatique et de la crise de la biodiversité, les recours aux compensations, notamment à la compensation carbone, se multiplient. Un exemple courant est illustré par les annonces d’États et d’entreprises qui s’engagent à planter des arbres pour compenser leurs émissions de CO2.
Le risque de telles annonces est de présenter ces mesures compensatoires comme des solutions aux crises écologiques actuelles. Ces compensations servent pourtant à panser les destructions infligées aux écosystèmes tout en nous évitant de repenser nos modes de vie. Cela revient un peu à continuer de naviguer dans un bateau qui prend l’eau en apposant des rustines, au lieu de changer de bateau, comme le suggèrent pourtant de plus en plus de chercheurs. Ce navire qui nous a conduits dans des eaux agitées est celui de la modernité dualiste occidentale, construit sur l’idée abstraite d’une séparation entre humanité et nature, entre modernité et tradition.
Figure marquante de la pensée décoloniale, Arturo Escobar remet en question l’idée qu’il n’existerait qu’une seule manière universelle et supérieure d’être au monde. Dans son livre Sentir-penser avec la Terre traduit en français en 2018, l’anthropologue américano-colombien en appelle non pas à « changer le monde », mais bien à « changer de monde ».
Pour faire face à la crise écologique, il faut sortir de notre façon d’être au monde qui conduit à le détruire, car nos choix découlent de nos manières de faire et d’habiter le monde. Or, il existe de nombreuses façons d’être au monde, tout comme il existe de nombreuses façons de naviguer sur les océans.
Pour les découvrir, Escobar propose l’idée de « sentir-penser », qui consiste à établir une nouvelle manière de vivre en relation avec les êtres vivants et le territoire. Il s’agit de penser le rapport aux autres et aux territoires à la fois avec le coeur et avec l’esprit, plutôt que de raisonner de façon abstraite à partir de connaissances décontextualisées.
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Ce texte est publié via notre section Perspectives.
L’illusion d’une solution
Dressons le portrait de ce navire qui entre depuis quelques décennies dans des eaux de plus en plus tumultueuses. Les rapports scientifiques ne cessent d’alerter : la situation écologique planétaire est critique. La sévérité du niveau d’érosion de la biodiversité pousse désormais des chercheurs à parler d’« annihilation biologique ».
Les événements climatiques extrêmes se multiplient aux quatre coins de la planète. L’ampleur inédite des feux de forêt de l’été 2023 au Québec illustre l’urgence climatique et rappelle la nécessité de prendre des mesures immédiates pour réduire nos émissions de carbone à l’échelle mondiale. Les États peinent pourtant à s’accorder pour prendre de telles mesures.
De nombreux chercheurs soulignent ainsi le bilan mitigé de la conférence de Dubaï sur les changements climatiques (COP28) de décembre 2023. L’idée de compensation y était omniprésente au travers de centaines d’événements consacrés aux crédits carbone. Ces crédits visent à compenser des émissions de CO2 par diverses actions, telles que la plantation d’arbres. En effet, l’arbre est un être prodigieux pour capter le carbone, notamment celui émis par les activités industrielles.
L’idée de la compensation carbone en plantant des arbres apparaît comme une solution miracle : il est désormais possible d’émettre une tonne de carbone quelque part et de l’annuler par une tonne de carbone absorbée ailleurs. La balance s’équilibre. Il n’y a ni perte ni gain, car on plante des arbres pour absorber le carbone émis.
Si planter un arbre est un geste louable et utile, de nombreux scientifiques nous mettent toutefois en garde. Il faut en effet nuancer. Prenons l’exemple des industries extractives qui fournissent des ressources ligneuses ou minérales utilisées dans nos objets du quotidien. Émettre du carbone en détruisant une forêt ancienne, joyau de la biodiversité, ne peut être compensé en plantant des arbres.
Au Québec, les forêts anciennes sont essentielles à la survie des caribous, qui s’y nourrissent de lichens et s’y mettent à l’abri des prédateurs. Dans notre climat tempéré, le lichen grandit très lentement, poussant d’environ 5 à 8 mm par année.
Les vieilles forêts sont généralement constituées d’une diversité d’arbres, tels que des arbres plus âgés, des chicots et des espèces capables de se développer à l’ombre d’autres arbres. Elles présentent une structure forestière unique et complexe, offrant des habitats à de nombreuses espèces fauniques et floristiques. Compenser la perte d’une forêt ancienne en plantant de jeunes arbres permettrait éventuellement d’équilibrer les pertes et les gains de carbone à court terme, mais induirait des pertes certaines à d’autres niveaux, comme celui de la biodiversité.
Repenser notre façon d’être au monde
Pour sortir de ce bateau qui coule, des auteurs comme Escobar proposent de repenser radicalement notre façon d’être au monde. Escobar en appelle à sortir d’une vision du monde dualiste qui opposerait et hiérarchiserait nature et culture, humains et non-humains, modernité et tradition. Il propose de penser des alternatives à la modernité (et non des modernités alternatives) et de laisser la place à l’existence de plusieurs mondes. Il propose en quelque sorte de sortir du bateau qui arbore des couleurs universalistes dans lequel nous nous trouvons embarqués.
Dans la perspective dualiste de la modernité occidentale, le savoir scientifique est érigé en connaissance universelle, capable de rendre compte du monde réel objectivement. Ce savoir universel est proclamé supérieur aux savoirs traditionnels. L’humain est présenté comme séparé de la nature et capable de la dominer. Les crises écologiques actuelles rappellent toutefois de manière flagrante que l’humain est étroitement dépendant et inscrit au sein de l’écosystème qu’il habite.
Escobar figure parmi les auteurs qui proposent de renverser notre vision ethnocentrique et de penser le monde à partir d’une perspective relationnelle. L’humain n’est plus séparé de la nature, il en est une partie, au même titre que le non-humain. Le caribou forestier devient un acteur avec une valeur intrinsèque, tout comme l’humain, la forêt ou la montagne. Le territoire, que ce soit sous forme de lac, de forêt ou de montagne, devient une entité sensible, un espace vivant. Il n’y a plus de hiérarchie entre humains et non-humains. Ils existent à travers les relations qu’ils tissent les uns avec les autres.
Dans cette perspective relationnelle, la forêt ne peut plus simplement être appréhendée dans une approche instrumentale ou d’usage. La forêt n’est plus une ressource séparée de l’humain qui l’exploite ou la (re)plante à sa guise. Elle devient une entité vivante avec laquelle les humains et les non-humains tissent des relations.
Cette approche relationnelle permet ainsi de sortir de la logique de la compensation présentée comme solution à la lutte contre les changements climatiques. Elle montre que boucher les trous dans la coque du bateau ne suffira pas pour sortir de la tempête à temps. Il faut changer de bateau.
Ouvrir la voie
Au lieu de rester coincé dans une vision dualiste destructrice de la nature, Escobar suggère d’adopter une perspective plus large, celle du plurivers, où de nombreux mondes coexistent. Il propose ainsi de laisser la place à d’autres mondes qui ne sont pas ancrés dans une vision dualiste moderne. Il souligne la nécessité d’abandonner la tentative d’imposer une vision universelle d’un monde qui serait supérieure à toute autre.
La proposition d’Escobar consiste à repenser collectivement des modes de vie sociale et des rapports à la nature moins destructeurs. Changer de monde impliquerait de repenser fondamentalement notre rapport à la nature.
Au lieu de planter un arbre pour compenser un mode de vie destructeur, il s’agit d’adopter une approche plus holistique et de remettre en question nos manières de produire et de consommer. Ainsi, remplacer une cuisine fonctionnelle par une nouvelle cuisine au goût du jour revêt une tout autre dimension.
La fabrication de la nouvelle cuisine à partir de ressources forestières ou minérales extraites de l’habitat d’une harde de caribous ne peut plus être simplement compensée par la plantation d’arbres. En effet, dès lors qu’on pense l’interdépendance radicale entre le caribou, l’humain, la forêt et l’écosystème dans son ensemble, l’idée de compensation carbone n’apparaît plus comme une solution aux crises écologiques.
Penser en termes de relations implique que nos existences dépendent des entités qui nous entourent et des relations qu’on noue avec elles. L’humain n’est pas supérieur et séparé de ces entités. Au bout du compte, nos activités destructrices et compensatoires ne s’équilibrent tout simplement pas.
La compensation n’est pas un concept nouveau. Elle existe depuis longtemps. Elle a fait l’objet de vifs débats lors de la COP28 à Dubaï. Pourtant, les études se multiplient pour documenter et confirmer l’accentuation de l’état critique de la viabilité de la planète. Cela remet en question l’efficacité des mesures prises jusqu’à présent pour répondre aux crises écologiques attribuées à l’activité anthropique.
La compensation permet seulement de panser temporairement et superficiellement les destructions. La proposition d’Escobar invite quant à elle à repenser fondamentalement notre rapport au monde. Elle suggère d’explorer des pistes de solution plutôt que de rafistoler le navire de la modernité.
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