Se faire une cabane de pensée avec Pierre Vadeboncoeur

Aussitôt la pause décrétée, je vois les personnes à qui je m’adressais les yeux dans les yeux il y a un instant à peine, adopter soudainement une tout autre attitude : le nez dans leur cellulaire, la tête penchée comme des buveuses d’absinthe d’autrefois, droguées par une machine conçue pour avaler tout rond leur attention.
Illustration: Tiffet Aussitôt la pause décrétée, je vois les personnes à qui je m’adressais les yeux dans les yeux il y a un instant à peine, adopter soudainement une tout autre attitude : le nez dans leur cellulaire, la tête penchée comme des buveuses d’absinthe d’autrefois, droguées par une machine conçue pour avaler tout rond leur attention.

Une fois par mois, sous la plume d’écrivains du Québec, Le Devoir de littérature propose de revisiter à la lumière de l’actualité des oeuvres du passé ancien et récent de la littérature québécoise. Découvertes ? Relectures ? Regard différent ? Au choix. Une initiative de l’Académie des lettres du Québec, en collaboration avec Le Devoir.

Il ne m’est presque jamais arrivé d’être pleinement en accord avec une quelconque décision gouvernementale (que voulez-vous, c’est une tare indélébile), mais en toute honnêteté, je dois avouer que l’interdiction du cellulaire en classe édictée par le ministre Bernard Drainville emporte ma presque totale adhésion. Même si tout le monde voit très bien l’esbroufe médiatique créée autour de cette loi, puisque nombre d’établissements avaient déjà des règlements internes en vigueur, je pense qu’elle clarifie malgré tout une situation qui demandait un sérieux redressement. 

J’enseigne depuis assez longtemps (25 ans) pour être en mesure de constater la triste transformation du climat social qui règne désormais non seulement dans les cours, mais aussi lors des pauses entre les périodes de cours. Ces moments de respiration collective étaient jadis bruyants au possible, chaotiques, emportés et pleins d’imprévus, mais humainement riches, instructifs, comme une sorte de prolongement du cours et souvent plus importants que le cours lui-même, comme la marge d’un texte qui remettrait en jeu le texte ; ils sont maintenant silencieux, moroses, ennuyeux, lourds comme un enterrement, asphyxiants. Ils écrasent la pensée dans un présent anémié et stérile. 

Aussitôt la pause décrétée, je vois les personnes à qui je m’adressais les yeux dans les yeux il y a un instant à peine, adopter soudainement une tout autre attitude : le nez dans leur cellulaire, la tête penchée comme des buveuses d’absinthe d’autrefois, droguées par une machine conçue pour avaler tout rond leur attention, elles dodelinent vaguement du bonnet, ivres et zombifiées par une sorcellerie contre laquelle aucun antidote n’a d’effet.

Ce qui se déroule dans les classes et dans les consciences depuis l’arrivée du cellulaire est une catastrophe à grande échelle, qui a broyé l’attention individuelle et collective dans le tordeur de l’économie de l’attention. Ce temps jadis flottant et libre pour le surgissement de l’inattendu ou pour la contemplation du lent travelling de la rêverie appartient désormais aux braconniers numériques, qui ont emprisonné dans leurs algorithmes notre capacité de concentration et de méditation. 

Changement de mentalité

Il y a presque un demi-siècle, en 1978 précisément, bien avant que toutes ces machinations ne nous envahissent l’esprit, l’essayiste Pierre Vadeboncoeur avait observé, de manière prophétique, dans son livre majeur Les deux royaumes, que « l’époque moderne a vu un radical déplacement de l’attention ». Les nouveaux « mirages », dit-il, « ont fixé sur des choses visibles une attention plus captive » (p. 38). 

L’arrivée du cellulaire et des technologies numériques, qui relance le grand jeu du capitalisme dans une économie de l’attention maintenant dominante, n’est ainsi qu’une conséquence de l’avancée massive du matérialisme dans le siècle et procède donc en réalité d’un changement de mentalité profond et puissant. Elle sépare désormais pour Vadeboncoeur le temps en deux parts inégales, qui envoûte en grande partie les consciences à l’extérieur d’elles-mêmes et ne laisse subsister qu’une toute petite lueur de présence à soi-même.

Vadeboncoeur n’en arrive pas de but en blanc à ce point de rupture qui en fait soudainement notre contemporain capital, mais il y aboutit au contraire presque malgré lui, après une lente maturation d’un malaise qui s’accroît avec l’obligation de plus en plus impérative de vivre avec le rythme affolé du siècle. Dans le grand parcours d’accompagnement de la Révolution tranquille qu’est toute l’oeuvre de Vadeboncoeur, de sa naissance à son effacement, Les deux royaumes (1978) se situe à mi-chemin des textes prophétiques des années-lumière de la Révolution tranquille (La ligne du risque, 1963) et des méditations plus ouvertement spirituelles et sombres des derniers grands recueils d’essais (Essais sur la croyance et l’incroyance, 2005 ; La clef de voûte, 2008). 

Au coeur de ce clair-obscur de la pensée, entre deux vagues de nouveautés incessantes, dans un ressac d’essoufflement intime et collectif à la fois, Vadeboncoeur, à la veille du premier référendum, sent en lui la nécessité d’une pause méditative, d’un examen intérieur du chemin parcouru, d’un arrêt de la conscience sur elle-même et prend la décision de « se retirer du domaine de l’action » (p. 42). 

Il détourne en conséquence son attention de l’action sociale, politique et syndicale, qui l’avait appelé à se prononcer à la fin de la période duplessiste en faveur de grands changements de société et à s’impliquer dans la fondation de la CSN. Après toute cette agitation, le moment lui semble venu de laisser s’exprimer en lui et dans ses textes un souci de l’âme qui lui paraît anachronique en cette période de tous les bouleversements qu’est la Révolution tranquille. 

Vadeboncoeur aménage donc pour lui-même une sorte de repos invisible et secret logé au coeur du mouvement général des choses et prend à rebours ses propres idées avancées vingt ans plus tôt, à l’époque de La ligne du risque, qui se voulait une réponse à l’appel de Refus global de Paul-Émile Borduas (1948) à s’avancer vers un monde à venir promettant une plénitude d’être. Vadeboncoeur constate, quelques décennies plus tard, que l’avancée jadis souhaitée s’est bel et bien produite, mais en oubliant cependant en chemin la promesse d’être qui était le coeur de ce mouvement global.

D’où l’enquête des Deux royaumes sur le mal-être qui taraude l’essayiste, pris à son corps défendant dans la tourmente d’un siècle matérialiste entre tous et voué à l’impermanence, à l’instantanéité et aux modes virales de pensée qui se suivent l’une l’autre en s’épuisant au coeur du vide — tout cela des décennies avant l’invention des pages individualistes des réseaux sociaux.

L’oubli de l’Être

On entend dans les pages de ce recueil d’essais (surtout dans le premier essai, capital, La dignité absolue), le thème philosophique occidental de l’oubli de l’Être, cette grande nervure de la pensée, qui court depuis Platon jusqu’à Heidegger et même au-delà. Mais elle s’exprime chez Vadeboncoeur sur un ton plus humble et sans cesse ramené à la narration méditative d’une simple expérience de vie et de pensée témoignant d’une déroute intime et d’un égarement de l’époque qui n’échappe pas cependant au lieu commun du O tempora, o mores hérité de Cicéron, lu par Vadeboncoeur au collège, et qui pose l’essayiste comme juge de la dérive de ses contemporains et d’un temps qu’il qualifie de « bric-à-brac » ou de « carnaval d’une laideur et d’une sottise extrêmes » (p. 43). 

Ses collègues de la revue Liberté n’ont, pour la plupart (à l’exception notable d’Yvon Rivard, qui sera son héritier), vu dans ce livre qu’une sorte de réaction conservatrice à la modernisation du Québec, en particulier à sa sécularisation croissante. Et c’est précisément ici qu’il faut saisir toute la complexité de la pensée de Vadeboncoeur, cet homme clairement engagé à gauche, souverainiste et syndicaliste, mais aussi tourné vers la spiritualité de ses années collégiennes de l’entre-deux-guerres.

La conjugaison simultanée des lois de ces deux royaumes en apparence incompatibles a dérouté plus d’un lecteur. Il faut toutefois bien saisir qu’on se trouve ici au coeur même de la pensée de l’auteur, aussi bien qu’au coeur même du genre de l’essai littéraire, qui effectue, depuis Montaigne dans sa fameuse tourelle (« épékhô, je suspends mon jugement », était inscrit à l’entrée de sa bibliothèque), ce geste de retrait de la pensée de toute forme d’action politique ou sociale pour examiner plus attentivement, dans un grand calme, la valeur et la signification de la vie humaine, en lui attribuant tantôt une valeur, tantôt une autre, quitte à se contredire dans la même phrase, mais en gardant toujours une même liberté de pensée.

Obéissant à ce penchant solitaire touchant au monastique, Vadeboncoeur retrouve tout naturellement dans son écriture ce que Marielle Macé appelle la cabane de la pensée (Nos cabanes), pour l’opposer aux grands manoirs des traités plus classiques. Presque sans s’aviser de cette frappante parenté d’esprit, Vadeboncoeur s’imagine volontiers dans le genre de l’essai qu’il pratique comme en une « hutte » qu’il se serait construite « en secret loin des regards » (p. 46), ou comme « Descartes dans son poêle »,dit-il avec un humour feutré caractéristique de sa prose tout en nuances et fourmillant d’allusions culturelles qui révèlent une profonde connaissance et une longue fréquentation des textes canoniques occidentaux. 

Le tour de sa phrase rappelle aussi Montaigne à plusieurs égards, surtout dans le palimpseste des différentes tentatives d’expression qui ont poussé le fondateur du genre à reprendre souvent des dizaines de fois la même idée jusqu’à ce qu’elle accepte de se laisser coucher sur la page en devenant toute transparente. On voit cette pugnacité à l’oeuvre chez Vadeboncoeur quand il cherche par exemple à circonscrire un phénomène subtil qui lui échappe jusqu’à ce qu’il parvienne enfin, au bout de plusieurs pages, à l’épingler comme un entomologiste un papillon particulièrement rare et fugace. 

Tout le paradoxe de Vadeboncoeur se trouve ici mis en lumière par sa volonté de se tourner vers un monde ancien et oublié, qui lui permet à rebours une avancée du même coup dans la pensée moderne sous la forme de l’essai le plus libre et le plus délié de toute forme convenue. Vadeboncoeur inaugure ainsi la lignée québécoise des essayistes qui n’entrent dans la Modernité qu’à reculons, avançant selon l’impulsion inversée de l’écrevisse, carapacée dans son mouvement de recul qui lui permet pourtant d’avancer plus rapidement, de devancer même le siècle et ses basses préoccupations : « En retard, nous sommes en avance ! » dit-il avec ce sourire en coin qu’il faut bien savoir lire pour en comprendre tout l’esprit de dérision.

Ainsi, en ne suivant pas tellement l’engouement du siècle pour les gadgets technologiques qui zombifient les salles de classe et les consciences, nous étions, au fond, en avance sur leur interdiction, tout comme la pensée de l’essai selon Vadeboncoeur libère de la dépendance au présent.

Les deux royaumes

Pierre Vadeboncoeur, L’Hexagone, Montréal, 1978, 243 pages ; repris en format poche par Bibliothèque québécoise (2022)

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