L’autarcie est dans le pré avec Antoine Gérin-Lajoie

Il est vrai que «Jean Rivard, le défricheur»  comporte un aspect factuel, didactique, voire pratique: comment construire une cabane en rondins, défricher et arracher les souches, entailler les érables, cuire son pain dans un chaudron faute de four, procéder au fumage du sol.
Illustration: Tiffet Il est vrai que «Jean Rivard, le défricheur» comporte un aspect factuel, didactique, voire pratique: comment construire une cabane en rondins, défricher et arracher les souches, entailler les érables, cuire son pain dans un chaudron faute de four, procéder au fumage du sol.

Une fois par mois, sous la plume d’écrivains du Québec, Le Devoir de littérature propose de revisiter à la lumière de l’actualité des oeuvres du passé ancien et récent de la littérature québécoise. Découvertes ? Relectures ? Regard différent ? Au choix. Une initiative de l’Académie des lettres du Québec en collaboration avec Le Devoir.

Cultiver son potager ; avoir un poulailler ; se nourrir de légumes frais tout juste sortis de terre ; d’oeufs encore tout chauds, ramassés sous le cul des poules ; faire son pain ; coudre et repriser ses vêtements ; tricoter. Qui n’a pas rêvé, au moins un instant, de vivre en autarcie ? Qui ne voudrait pas tourner le dos à la société de consommation, à ses voitures qui polluent, à ses monstrueux centres commerciaux, à son mode de vie effréné, à l’insatisfaction et au sentiment de vide qui vont souvent de pair ? Toutes ces idées, aujourd’hui dans l’air du temps, un homme de lettres les ruminait déjà au milieu du XIXe siècle : Antoine Gérin-Lajoie. 

La plupart des gens l’ignorent en fredonnant la fameuse complainte Un Canadien errant, mais c’est lui qui en a écrit les paroles. En 1842, un garçon de 18 ans, alors en classe de rhétorique au séminaire de Nicolet, chante ainsi, de manière poignante, la douleur d’un patriote déporté en Australie après la répression des Troubles de 1837-1838. Cependant, Antoine Gérin-Lajoie est aussi l’auteur de Jean Rivard, le défricheur (1862) et de Jean Rivard, économiste (1864). D’abord parus en feuilleton dans des revues, ces deux romans méritent mieux que de sombrer dans les oubliettes de l’histoire littéraire malgré leur succès initial, car ils peuvent être lus aujourd’hui — et avec plaisir — comme un manuel pour apprendre à vivre indépendant, libéré des servitudes et des faux besoins du capitalisme postindustriel. 

L’action de Jean Rivard, le défricheur commence en 1843, à une époque où de nouvelles terres s’ouvraient à la colonisation. À 19 ans, Jean Rivard est l’aîné d’une famille nombreuse vivant dans une ferme à Grand-Pré, dans la vallée du lac Saint-Pierre, sur la rive nord du Saint-Laurent. À la mort de son père, l’avenir du jeune homme est compromis. Ses parents avaient fait des sacrifices pour l’envoyer au collège, mais la mère, devenue veuve, avec douze bouches à nourrir, ne le peut plus. Le père a laissé un petit héritage à ses enfants, mais, tout compte fait, c’est bien peu (« une centaine de piastres »), et la part de Jean, une fois payé le collège, revient à 50 louis — dans les campagnes, précise le romancier, on a gardé l’habitude de compter en francs et en louis. 

Jean Rivard décide d’arrêter ses études de droit. Il a entendu parler de terres nouvelles à défricher, dans le comté de Bristol, dans les Cantons-de-l’Est, alors peuplés d’une cinquantaine de familles, principalement des loyalistes américains. Il se fait concéder une parcelle, se met à l’ouvrage. 

Antoine Gérin-Lajoie se défend bien d’avoir écrit un roman, genre réputé frivole par ses détracteurs. Le sous-titre, Scènes de la vie réelle, annonce un parti pris réaliste, mais c’est une ruse de romancier. Il est vrai que Jean Rivard, le défricheur comporte un aspect factuel, didactique, voire pratique : comment construire une cabane en rondins, défricher et arracher les souches, entailler les érables, cuire son pain dans un chaudron faute de four, procéder au fumage du sol. Ces éléments ont gardé tout leur intérêt de nos jours, parce qu’ils renvoient à des savoir-faire traditionnels, pratiqués à une époque où l’agriculture de subsistance était la norme, alors qu’aujourd’hui ils sont associés à l’agriculture écologique. 

Il n’empêche qu’il s’agit bien d’un roman, qui veut plaire et divertir. Le ton est allègre. Il y a même du merveilleux dans la manière qu’a ce jeune homme plein d’élan de surmonter les difficultés et d’abattre une rude besogne. Mais il y entre aussi de la gravité : voici un garçon intelligent, qui a fait des études et qui, placé devant des questions existentielles — « Comment vivre ? », « Que faire de sa vie ? » —, y répond en se bâtissant un destin, aux sens propre et figuré, sur une terre nouvelle, où tout est à faire.

Contre les préjugés 

Au passage, le roman veut combattre deux préjugés, alors répandus. Le premier est que seules les professions libérales vont de pair avec l’instruction, que dès qu’un Canadien français fait des études, c’est forcément pour devenir avocat, notaire ou médecin. Or, à l’époque, ces professions sont très encombrées, et bon nombre de notaires et d’avocats vivotent dans leur étude en ville. C’est d’ailleurs le sort réservé au meilleur ami de Jean Rivard, joliment nommé Gustave Charmenil. 

Ils se sont connus au collège ; ils échangent maintenant des lettres. Mais quel contraste entre le citadin Gustave, qui doit faire face à des dépenses de vêtements, de logis ou de cadeaux pour l’élue de son coeur, et Jean le campagnard, maître de ses journées sur son domaine, aux comptes soigneusement tenus, à la valeur croissante à mesure que la terre rapporte, que les bâtiments s’élèvent, que les animaux viennent grossir la ferme (d’abord un boeuf pour extraire les souches, puis une vache, des poules), le tout en se fixant des règles, comme laisser une bande d’arbres près de la maison ou enrichir naturellement les sols, sans engrais extérieurs. 

Dans son paquetage de défricheur, le jeune homme a glissé quelques livres-compagnons : Don QuichotteRobinson Crusoé, une Histoire populaire de Napoléon et l’Imitation de Jésus-Christ, où puiser des idées. Le roman de Gérin-Lajoie est d’ailleurs une robinsonnade. Jean Rivard sur son lopin de terre est comme Robinson sur son île, où il faut tout construire et installer la civilisation. Mais pas n’importe laquelle et pas n’importe comment. De plus, l’essentiel est d’ordre philosophique. En optant pour ce mode de vie, Jean Rivard se veut un homme complet, à la fois manuel et intellectuel — un « homme carré », écrit-il, en empruntant l’expression à Napoléon, qui voulait l’homme « aussi capable des bras que de la tête » et pouvant « faire n’importe quoi ». Le travail physique prépare ainsi le travail de l’esprit. 

Le second préjugé à combattre est qu’un cultivateur n’a pas besoin d’instruction. Rien de plus faux. Pour Jean Rivard, l’éducation est primordiale, y compris pour les cultivateurs qui doivent acquérir des connaissances scientifiques et ne pas se contenter d’hériter des anciens. « Songe, dit-il à son ami Gustave, à l’influence qu’une classe de cultivateurs instruits exercerait sur l’avenir du Canada. » 

Jean Rivard aménage des ruches, un verger, un poulailler, un potager, et l’ensemble devient une ferme-école pour les fermiers des environs. De plus, à l’échelle du comté, Jean Rivard plaide pour que les instituteurs soient mieux payés et davantage valorisés pour leur rôle dans la société. Les lecteurs de cet article se souviendront qu’un des descendants d’Antoine Gérin-Lajoie, Paul Gérin-Lajoie, ministre de l’Éducation au Québec de 1964 à 1966, croyait lui aussi aux bienfaits de l’éducation.

Les romans de l’aïeul Gérin-Lajoie ont une dimension politique. Dans Jean Rivard, économiste, d’autres colons rejoignent Jean Rivard et peu à peu se met en place, outre la paroisse, une manière de république où se pratique la démocratie directe, qui incite la population à participer aux décisions la concernant. Rivardville est le nom que les habitants ont donné à ce modèle de société idéale. Il va sans dire que, dès sa création, Rivardville se dote d’une bibliothèque municipale…

De chimères et de lettres

Antoine Gérin-Lajoie n’a-t-il pas mis beaucoup de lui-même dans le personnage de Jean Rivard ? On peut se le demander. Né en 1824 à Yamachiche, aîné d’une fratrie de 16 enfants, lui aussi était fils de cultivateur. Au collège, à l’époque où il pleure l’errant « banni de ses foyers », il est un garçon chimérique, qui rêve d’étudier le journalisme et la littérature à Paris. En 1844, il part avec un ami pour les États-Unis, où il compte faire fortune. L’aventure tourne court au bout de dix-sept jours. 

Il se fait embaucher à La Minerve, journal libéral, où il est correcteur d’épreuves, traducteur et parfois rédacteur. Il fonde l’Institut canadien de Montréal, une société littéraire aux idées progressistes. En 1847, il renonce au journalisme, étudie le droit, s’intéresse à la politique (il est un partisan de Louis-Hippolyte La Fontaine), devient avocat en 1848. Mais, de son propre aveu, il « déteste la chicane » et les procès l’ennuient. Il sera donc fonctionnaire, copiste au Bureau des travaux publics. Il veut devenir un « cultivateur instruit ». Il rêve de Paris (bis). Il repart aux États-Unis. Il en revient après six mois. 

Il est embauché comme traducteur au gouvernement, dont le siège est alors à Toronto. Il y fait la connaissance du journaliste Étienne Parent, dont il épousera l’aînée des filles. Et quand le siège du gouvernement revient à Québec, il joue un rôle important dans la vie littéraire de la ville, dont le foyer est alors la librairie du poète Octave Crémazie, rue de la Fabrique, fréquentée par divers hommes de lettres, notamment par l’historien François-Xavier Garneau. Le groupe fonde les revues Les Soirées canadiennes et Le Foyer canadien, où paraissent les deux romans que l’on sait avant d’être repris en volume en 1877. Il meurt en 1882, à 58 ans. 

Les Jean Rivard sont-ils des romans à thèse ? Oui et non. Beaucoup de romans parus au XIXe siècle entrent dans la catégorie dite des romans du terroir, où le destin des Canadiens français est de cultiver la terre en restant fidèles à la langue française et à la religion catholique — les trois aspects étant liés. La plupart de ces romans ont mal vieilli. Il en va autrement de Jean Rivard, le défricheur et de Jean Rivard, économiste.

Bien sûr, la démonstration sur les mérites comparés des modes de vie rural et citadin est appuyée, et l’idéologie de l’époque s’y fait sentir. Mais par un détour dont la réalité a le secret, ces deux romans comptent aussi plusieurs aspects qui les rapprochent de notre temps. J’en ai évoqué plusieurs. En voici deux encore. Un Jean Rivard élu un jour à l’Assemblée législative est malheureux au milieu des « enfileurs de paroles », comme il les appelle. Et la description qu’il fait de l’incendie de l’hôtel du Parlement à Montréal en 1849, par des émeutiers orangistes, rappelle à s’y méprendre l’assaut du 6 janvier dernier au Capitole, à Washington. L’histoire, oui, bégaie.

Jean Rivard, le défricheur (1862), suivi de Jean Rivard, économiste (1864)

Antoine Gérin-Lajoie, réédités en poche en un seul volume, dans Bibliothèque québécoise (1993 ; préface de Jean-Pierre Issenhuth) et dans Boréal compact (2008 ; édition augmentée, présentation de Yannick Roy).

À voir en vidéo