Adrienne Choquette, vous avez dit moderne?
Une fois par mois, sous la plume d’écrivains du Québec, Le Devoir de littérature propose de revisiter, à la lumière de l’actualité, des oeuvres du passé ancien et récent de la littérature québécoise. Découvertes ? Relectures ? Regard différent ? Au choix. Une initiative de l’Académie des lettres du Québec, en collaboration avec Le Devoir.
Samedi matin, un monde d’odeurs et de saveurs, café, pain grillé, confitures, Le Devoir en guise de nappe. La rubrique « Le Devoir de littérature » est une invitation à prendre son temps, à savourer le présent comme un moment suspendu. À table avec nous, aujourd’hui : Adrienne Choquette. Qu’elle soit née à Shawinigan, ainsi que l’auteur de cet article-ci, est un détail. Qu’on ait attribué fin mars le prix littéraire annuel qui porte son nom (oeuvre primée : Le silence des braises d’Alec Serra-Wagneur, aux éditions De la maison en feu) n’est pas sans intérêt. Mais importe davantage le fait qu’Adrienne Choquette a publié au Québec l’un des premiers recueils de nouvelles, La nuit ne dort pas, pouvant être qualifié de moderne : il a été réédité en poche par BQ il y a un an, à l’occasion du cinquantième anniversaire du décès de l’écrivaine. Car celle-ci, un peu à l’étroit parmi les grandes figures de son époque, est étonnamment actuelle.
Qu’est-ce que la modernité ? Que signifie être de son temps ? Et que signifie le temps pour une oeuvre ? La nuit ne dort pas apporte peut-être quelques réponses.
Semble-t-il qu’Adrienne Choquette était discrète. Elle l’est restée. Si ce n’était le prix du même nom, on ne parlerait probablement plus d’elle, ce qui serait injuste, car sobriété de ton et retenue des intrigues ne sont pas en soi des défauts. En passant, si elle fait pâle figure à côté de ses contemporains immédiats, comme Hector de Saint-Denys Garneau, Françoise Loranger, Claire Martin, Yves Thériault, Roger Lemelin, Félix Leclerc, Anne Hébert, nés comme elle dans les années 1910, on ne peut pas dire que ceux-ci aient en ce moment la cote. En littérature, le purgatoire est un endroit bien peuplé !
Ces repères établis, il ne s’agit peut-être pas de la manière la plus opportune d’aborder La nuit ne dort pas, ni de la meilleure raison de le faire. En le lisant, on aura plutôt l’impression, une fois qu’on s’est familiarisé avec un style qui n’a plus cours, que c’est de nous qu’Adrienne Choquette est la contemporaine. Dès 1954, son recueil se nourrit de motifs dramatiques qui nous sont familiers dans ce que nous vivons et voyons maintenant autour de nous (l’incommunicabilité dans le couple et la famille, les rapports de domination dont sont victimes les femmes et les enfants) autant que dans ce que nous lisons dans beaucoup de livres qui se publient à l’heure actuelle (l’intime dans le récit).
Bien sûr, il s’agit ici d’un raccourci commode : si la société a changé, notamment en raison de la présence croissante des femmes dans la sphère professionnelle, il n’en reste pas moins que l’inégalité demeure une préoccupation, entre autres lieux dans les sujets abordés par les diverses chroniques qui paraissent dans ce journal.
Cette observation exige qu’on examine de plus près le recueil d’Adrienne Choquette.
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Ce texte est publié via notre section Perspectives.
Une filiation improbable
Au moment de la parution de La nuit ne dort pas (1954), la nouvelle québécoise n’est pas particulièrement florissante. Un recueil par-ci par-là, trop peu pour qu’on puisse déterminer la tendance dominante du genre, ni montrer la conformité ou l’originalité de ce recueil en particulier par rapport à son époque. Difficile aussi d’établir la généalogie d’Adrienne Choquette, de lui trouver des prédécesseurs, même en élargissant le bassin de références aux illustres étrangers, qu’ils soient de longue date, tels Maupassant, Tchekhov et Fitzgerald, ou plus récents, comme Paul Morand, Marcel Aymé ou Marcel Arland.
Choquette ne sort pas de nulle part pour autant. Animatrice et réalisatrice à la radio, journaliste de l’écrit, elle avait au préalable fait paraître un recueil d’entretiens, Confidences d’écrivains canadiens-français (1939), le roman La coupe vide (1948) et quelques nouvelles en revues. C’est peu, direz-vous, mais l’époque n’est pas à l’abondance éditoriale. Sur ce point, le déblocage viendra plus tard et se poursuivra sans discontinuer jusqu’à maintenant.
L’intérêt premier de relire un livre paru il y a un demi-siècle pourrait tenir à la vue en coupe qu’il permettrait d’avoir sur la société d’après-guerre. On aura deviné qu’il n’en est à peu près rien. Certes, Adrienne Choquette peint de beaux portraits de femmes et d’hommes s’accordant au mieux avec l’époque de la Grande Noirceur telle qu’on se la représente habituellement, mais ses nouvelles n’ont pas vocation sociologique ni valeur d’illustrations.
Ses personnages paraissent même anachroniques, surannés. Ils reflètent moins l’époque où vit leur autrice qu’ils n’obéissent à un ordonnancement en vue de petits drames de 10 pages : un homme qu’on veut soustraire aux émotions susceptibles de briser son coeur malade devient un tyran (« Monsieur Franque ») ; une femme redoute que sa fille soit frappée par une tare héréditaire présente dans la famille de son mari (« Le vase brisé ») ; pendant la nuit de noces, la jeune épouse se sent exclue par le sommeil de son mari après l’amour (« Le sommeil de Louis ») ; un jeune garçon est cruellement déçu par un oncle de passage (« Le voyageur ») ; etc. Ce qui est en cause est plus vaste que ces existences étriquées : c’est la famille, l’enfermement, l’incommunicabilité, tous thèmes qui, certes, peuvent s’ancrer dans une temporalité précise, mais qui existent en soi, sans obligation d’encadrement chronologique, de référence à la réalité.
Ici, point de ces familles nombreuses du début de ce qu’on appellera par la suite le baby-boom. Nul besoin en effet d’une horde d’enfants quand on veut montrer la situation proprement tragique d’un gamin qui se sent plus proche du tortionnaire de sa classe que de ses parents intransigeants qui prétendent l’aider (« Les étrangers »). La brièveté fait loi, et la détresse, la misère morale des petits gagnent à ce que la situation soit concentrée, et l’abandon, à ce que les lecteurs se trouvent seuls devant la victime. Vivre en 10 pages, quel défi ! Les personnages n’ont pas beaucoup de temps devant eux, ils doivent prendre leur café noir, et tant pis pour le lait chaud, le susucre et la chocolatine !
Ce qui s’impose et se confirme au fil du recueil, on l’aura compris, c’est un point de vue d’écrivaine et, spécifiquement, de nouvelliste. Première remarque : à l’exception du dernier (« Le mauvais oeil », 37 pages), les textes sont brefs, espace exigu d’emblée contraignant pour les personnages, mais propice à rendre compte de l’existence d’un être à partir d’un moment de sa vie (un oncle en visite, la nuit de noces) parfois tout ce qu’il y a de plus ordinaire (une soirée à la maison, un souper en famille), au fil des sept nouvelles. Une exception, pourtant, qui relève pour ainsi dire du formalisme avant la lettre : « Fait divers », racontée à contre-pied de ce que semble annoncer le titre.
Le miroir cassé
Au-delà de la rapidité d’exécution et de la possibilité de clore en force l’intrigue, à l’aide de la fameuse chute, le premier bénéfice de la nouvelle tient peut-être à la variété d’approches qu’elle permet dans le cadre d’un même livre. On est dans un univers de conjugaison, non d’assemblage aléatoire : les nouvelles existent en soi, au nom de leur autonomie, mais en même temps elles existent à travers le lien qui, de la somme des parties, fait un tout. Mais c’est un tout fracturé. La notion d’éclats, comme dans un miroir cassé, souvent évoquée pour rendre compte de la nature particulière du recueil de nouvelles, s’applique ici.
Si l’on voulait aborder La nuit ne dort pas sous l’angle thématique, le motif de la solitude se dégagerait, une solitude rendue pour ainsi dire structurelle au sein de la cellule familiale. À cet effet, les notes de lecture des professeurs Dufour, Lefebvre et Mottet, qui ont présidé à la réédition du recueil de l’an dernier, en poche, proposent une analyse fine d’un patriarcat délétère qui, en effet, ne dort jamais. La nuit est tout à la fois le moment où l’on pourrait, pure illusion, s’évader loin du mari, du père ou du frère, et la part malsaine, mauvaise, qui s’active continûment à l’ombre, et qui tient une partie de sa force de son invisibilité. La concision de la nouvelle aura dispensé la nouvelliste de tapisser son livre d’éléments datés, ce qui contribue à sa contemporanéité avec notre époque.
De plus, aussi réaliste que soit sa manière, Adrienne Choquette semble aborder la question de la représentation à rebours de la volonté de supprimer la distance entre la réalité et l’écriture qu’on trouve souvent chez les écrivains réalistes. Chez elle, on est tenu à distance des faits. Ceux-ci sont clairement rapportés. Un aphorisme ici, là des commentaires lapidaires comme en font les moralistes, des images à peu près partout : la narration ne cherche pas à se faire oublier ; au contraire, on entend une voix. En dépit des variations de point de vue, d’angle de présentation des intrigues, on reconnaît cette voix d’un bout à l’autre du recueil. J’ai parlé de sobriété ; parfois, je me demande s’il n’y entre pas une goutte d’austérité, d’astringence. S’il fallait établir un continuum, je situerais ce grand ébouriffé de Jacques Ferron aux antipodes d’Adrienne Choquette.
J’espère ne pas avoir fait de La nuit ne dort pas une pièce singulière à tous égards, voire insolite. Qui a lu le roman Alexandre Chenevert de Gabrielle Roy, publié aussi en 1954, trouvera de la proximité dans le désir de ressourcement à la campagne (« Le mauvais oeil »). Parenté il y a aussi avec le recueil Le torrent d’Anne Hébert, paru à compte d’auteur en 1950, et dont les nouvelles La maison de l’Esplanade ou Un grand mariage évoquent la bourgeoisie décrépite de la haute-ville de Québec, encore qu’elle soit plus manifeste dans Laure Clouet, longue nouvelle que publiera notre écrivaine quelques années plus tard.
Sans ascendants précis, Adrienne Choquette n’aura pas laissé de « descendance » directe. Ses héritiers sont à vrai dire les lauréats du prix annuel de la nouvelle qui porte son nom.
Ça vaut bien un autre café, non ?