Tadoussac 1603, une mémoire à revisiter
Une fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés d’histoire le défi de décrypter un thème d’actualité à partir d’une comparaison avec un événement ou un personnage historique.
Tadoussac, le 27 mai 1603. François Gravé Du Pont et Samuel de Champlain rencontrent un groupe d’Autochtones qui font tabagie [qui font la fête] aux portes du Saguenay. Par la voix d’interprètes innus, ils apportent un message d’alliance du roi Henri IV. Pour plusieurs historiens, il s’agit du point de départ de l’alliance franco-autochtone, un moment clé de la genèse de la Nouvelle-France. Certains considèrent même cet événement comme le moment fondateur de la nation québécoise, qui se concrétise par l’établissement de Québec en 1608. Qu’en est-il ?
Dans Des Sauvages, publié en 1603, Champlain décrit cette tabagie pendant laquelle « les Estechemins, Algoumequins & Montagnes » célèbrent la victoire « par eux obtenüe sur les Irocois ». Il raconte comment il accompagne Gravé Du Pont, alors représentant d’Aymar de Chaste, le détenteur du monopole du commerce de la fourrure, et deux interprètes innus qui avaient séjourné en France pour s’adresser au grand sagamo Anadabijou.
La délégation française aurait été bien reçue et les interprètes auraient informé Anadabijou que le roi de France « leur vouloit du bien & désiroit peupler leur terre, & faire la paix avec leurs ennemis ou leur envoyer des forces pour les vaincre ». Une proposition qu’Anadabijou aurait acceptée de bonne grâce, selon Champlain.
Une alliance aurait ainsi été conclue dans un contexte d’harmonie et de respect et aurait permis l’établissement des Français sur le territoire autochtone. Cette interprétation fait toutefois abstraction de la tradition orale innue selon laquelle leurs ancêtres n’auraient permis aux Français de s’installer que sur le territoire de la présente ville de Québec.
L’alliance aurait été économique plutôt que militaire, et basée sur une promesse d’aide alimentaire. Toujours selon cette tradition, les négociations se seraient faites dans un climat de méfiance et les termes de l’alliance n’auraient pas été respectés.
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Ce texte est publié via notre Perspectives.Mythe fondateur
Sans entrer dans la discussion sur la nécessité même de définir un tel moment, un mythe fondateur qui célèbre l’alliance de deux nations d’égale à égale s’inscrit mal dans le contexte actuel où les Autochtones réclament justement des négociations de nation à nation avec le Québec.
Il y a quelques mois, le chef de l’Assemblée des Premières Nations Québec-Labrador, Ghislain Picard, a ainsi refusé de participer à la commission portant sur le projet de loi instaurant l’approche de sécurisation culturelle au sein du réseau de la santé et des services sociaux. L’une des raisons invoquées pour son refus est la non-reconnaissance des Autochtones comme partenaires à part entière.
Remettons-nous dans le contexte historique afin de mieux comprendre les tenants et aboutissants de la rencontre de Tadoussac. La monarchie française est consciente qu’elle doit prendre possession de terres en Amérique si elle ne veut pas être exclue de la course entamée par les Espagnols et les Portugais. Neuf commissions sont accordées afin de stimuler l’exploration.
En 1598, Henry IV nomme le sieur de La Roche « lieutenant général des pays de Canada ». L’année suivante, le roi partage le monopole accordé à La Roche avec Pierre de Chauvin et, au décès de ce dernier, le monopole passe à Aymar de Chaste.
Ces appropriations sur papier servent, en premier lieu, à officialiser une restriction d’accès. Ce message s’adresse non seulement aux autres puissances européennes, mais aussi aux diverses compagnies marchandes concurrentes. Elles s’inscrivent dans un jeu de force entre le pouvoir royal et les différentes provinces du royaume, et servent à justifier la présence française en terre d’Amérique. Bien que les commissions accordées comportent un volet colonisation, l’incitatif premier reste le commerce.
Un des buts de la délégation française de 1603 est de consolider les alliances déjà amorcées pour s’assurer l’approvisionnement en fourrures. La diplomatie est de mise, car Gravé Du Pont n’est pas le seul à désirer faire affaire avec les Innus. Des pêcheurs et des marchands basques, bretons, normands, anglais et hollandais fréquentent la région depuis au moins les années 1580, sinon depuis le début du XVIe siècle.
Habiles négociateurs, les Innus savent jouer de la concurrence entre les divers marchands européens. Comme ils bloquent l’accès au Saguenay, ils assument une position privilégiée en tant qu’intermédiaires entre les Autochtones de l’arrière-pays et les Européens.
Dans le jeu diplomatique qui entoure cette rencontre de 1603, ce sont eux qui ont le pouvoir de gérer les négociations, ce sont eux qui en établissent les règles. Soucieux d’établir de bonnes relations avec les Européens, peu importe leur origine, et de mettre à profit leur position privilégiée pour la traite, les Innus reçoivent Gravé Du Pont et Champlain comme on recevrait n’importe quel ambassadeur.
Traduction
On peut croire que la rencontre de 1603 s’inscrit dans un processus d’alliance, mais on doit faire preuve de circonspection dans les analyses d’un événement basé sur un texte unique. Champlain n’y fait en effet plus référence dans ses ouvrages postérieurs. Cette trame narrative est aussi basée sur un enchevêtrement de traductions.
On peut se questionner sur l’efficacité des interprètes innus à transmettre clairement les idées émises entre deux langues qui expriment des concepts si différents. Il est difficile de croire qu’après un séjour de quelques mois en France, ils aient pu maîtriser, non seulement la langue française, mais les concepts qui sont à sa base.
La réponse que Champlain dit avoir reçue d’Anadabijou est le résultat d’une suite d’échanges traduits plus ou moins adéquatement. Connaissant le fossé ontologique qui sépare la vision occidentale et la vision autochtone de l’occupation d’un territoire, on peut imaginer que le concept de « peupler une terre » ait pu être mal interprété. Les Innus ne peuvent que profiter de l’installation de postes de traite sur leur territoire, mais ceci n’implique nullement une cession de territoire.
Dans ce genre d’échanges diplomatiques, chacun trouve son compte à sa façon. Champlain traduit ce qu’il observe à travers ses filtres d’interprétation eurocentriques et selon le message qu’il désire transmettre au roi. On peut aussi imaginer que ce peuple, que Champlain, tout comme le regretté anthropologue Serge Bouchard, décrit comme rieur, peut avoir trouvé ironique la proposition des Français de « peupler leur terre ». L’expérience leur avait démontré que les Européens avaient de grandes difficultés à survivre sur ce territoire qui leur était peu familier. Le résultat désastreux de la récente tentative d’installation d’une habitation par Chauvin en 1600 à Tadoussac devait sûrement être toujours présent à l’esprit.
Il y a bien sûr eu des alliances. Sans celles-ci, l’habitation de Chauvin à Tadoussac, celles de Dugua de Mons à Sainte-Croix et à Port-Royal, tout comme celle de Champlain à Québec n’auraient pu voir le jour. Ces alliances étaient essentielles aux Français, qui n’auraient pas pu s’installer sans l’accord des peuples autochtones.
Dépossession
L’établissement en 1600 d’un poste de traite à Tadoussac par Chauvin laisse supposer qu’une entente entre les Français et les Autochtones de la région avait déjà été conclue. Toutefois, comment expliquer qu’après avoir conclu un tel accord avec les Innus, les Français aient attendu 1608 pour s’établir dans la vallée du Saint-Laurent ?
En 1604 et en 1605, c’est vers l’Acadie que leurs regards se tournent. Le choix malheureux de l’île Sainte-Croix en 1604, suivi du transfert à Port-Royal en 1605, ainsi que les recherches de Champlain le long de la côte Atlantique pour trouver un endroit plus propice à l’installation d’une habitation l’année suivante démontrent que « l’alliance » de Tadoussac pesait peu dans les choix des détenteurs d’un monopole.
En effet, en 1604, lors de son expédition au sud de l’Acadie, c’est au sagamo pentagouet Bessabez que Champlain propose une alliance. Les termes rappellent ceux présentés à Tadoussac. Bessabez aurait accepté avec empressement la proposition.
On doit certainement célébrer les alliances franco-autochtones qui ont permis aux Français d’installer en premier lieu des postes de traite. Mais on doit aussi reconnaître comment ces derniers ont utilisé ces alliances pour insidieusement déposséder les Autochtones de leur territoire.
Ce mythe fondateur qui propose une alliance d’égal à égal sert-il à nous déculpabiliser en affirmant que tout a commencé dans l’harmonie et le respect ? Sert-il à évacuer la dimension colonialiste de la relation ? Il est ironique de constater que cette belle alliance que l’on célèbre comme notre point d’origine a évolué vers une société où l’une des nations concernées est dépossédée et marginalisée.
Dans un contexte de vérité et de réconciliation, les historiens se doivent de revisiter les idées reçues afin de s’éloigner d’un solipsisme européen qui persiste à marquer la mémoire collective.
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