Relire le nom de Jeanne Lapointe

Le parcours pionnier de Jeanne Lapointe a marqué l’institution universitaire, la vie littéraire, le système scolaire et les avancées féministes au Québec.
Illustration: Tiffet Le parcours pionnier de Jeanne Lapointe a marqué l’institution universitaire, la vie littéraire, le système scolaire et les avancées féministes au Québec.

Une fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés d’histoire le défi de décrypter un thème d’actualité à partir d’une comparaison avec un événement ou un personnage historique.

Le 8 mars dernier, le nom de Jeanne Lapointe s’ancrait officiellement dans la toponymie de l’Université Laval, laquelle annonçait par une émouvante cérémonie la nouvelle désignation de sa tour des sciences de l’éducation.

Le pavillon Jeanne-Lapointe honore de façon pérenne la mémoire de cette influente penseuse du Québec moderne, première femme professeure de littérature à l’Université Laval, de 1939 à 1987. Son parcours pionnier a marqué l’institution universitaire, la vie littéraire, le système scolaire et les avancées féministes au Québec.

Jeanne Lapointe soulignerait l’ironie de se trouver ainsi célébrée alors qu’elle préférait placer à l’avant-plan les artistes et les idées plutôt que sa personne. Cette consécration prolonge cependant sa volonté profonde de voir être attribué aux femmes le mérite de leur travail et reconnue la pertinence de leurs voix dans l’espace public.

L’événement rappelle aussi de quelles manières les valeurs de liberté et d’humanisme qu’elle a défendues toute sa vie s’actualisent dans nos questions de société. Les débats des dernières années sur l’autonomie de la parole médiatisée, la laïcité et le financement du système d’éducation, ou l’égalité des chances et des sexes remuent les cartes des joutes historiques menées par cette femme de lettres et ses acolytes.

Ouvrir la voie

La trajectoire première de Jeanne Lapointe donne à voir les percées effectuées par et pour les femmes, à la fin des années 1930, dans l’enceinte masculine et cléricale que constitue alors l’ordre universitaire.

Originaire de Québec, elle n’a pas 20 ans lorsqu’elle doit partir étudier au collège Marguerite-Bourgeoys, pour ensuite obtenir son baccalauréat ès arts de l’Université de Montréal. De retour dans la capitale, elle obtient une licence de deuxième cycle à l’Université Laval en 1938, devenant l’une des premières diplômées des cycles supérieurs de l’établissement.

En 1937, Mgr Alphonse-Marie Parent fondait l’unité des cours d’été de l’Université Laval avec l’assistance d’Agathe Lacourcière-Lacerte, docteure de l’Université de Madrid et professeure d’espagnol. Forte de cette singulière embauche féminine dans l’histoire des universités francophones au Québec, cette unité apparaît comme la première porte d’entrée des femmes dans le professorat universitaire.

Dès 1939, Jeanne Lapointe y accepte une charge de cours en grammaire française et entame ainsi sa longue carrière de visionnaire. Les pavillons Lacerte et Lapointe de l’Université Laval portent ensemble la mémoire de ces pionnières universitaires et de leur engagement à aménager un espace pour les femmes en éducation supérieure.

Liberté intellectuelle

Pendant les années 1940, Jeanne Lapointe s’intègre aisément à la frange progressiste de l’Université Laval, où est en train de se former, auprès du père Georges-Henri Lévesque, la nouvelle génération de professeurs laïques qui forceront les institutions universitaires à renouveler leurs approches.

La pratique de Jeanne Lapointe rompt volontiers avec les prescriptions du programme classique et, surtout, avec les approches nationaliste et religieuse privilégiées par les autorités. Son enseignement centré sur la sensibilité individuelle, la liberté d’interprétation des textes et le dialogue direct avec la communauté étudiante traduit son indéfectible estime pour l’intelligence humaine. Cette posture pédagogique préfigure les recommandations du futur rapport Parent, qu’elle pensera et cosignera avec conviction.

L’importante activité médiatique de Jeanne Lapointe pendant les années 1950 reste fidèle à ce respect pour la dignité de l’esprit humain. À la télévision, à la radio et dans les journaux, elle mène un combat ouvert contre les effets aliénants de l’autoritarisme clérical sur la culture et l’éducation. Non sans audace, la professeure convie même au débat public son doyen facultaire, Mgr Félix-Antoine Savard. Leur échange sur les valeurs fondatrices de l’enseignement est publié dans la revue Cité libre en octobre 1954.

En privé, Jeanne Lapointe plaide devant le doyen en faveur de l’indépendance médiatique du corps professoral. Elle relativise le devoir de loyauté à l’université, se portant à la défense de l’autonomie des universitaires, un enjeu qui préoccupe les cercles intellectuels de l’époque. À l’aune des débats actuels sur la responsabilité et l’éthique de la parole publique, on relira d’ailleurs avec un intérêt renouvelé le numéro de janvier 1958 de Cité libre consacré à la liberté universitaire.

Les pavillons Lapointe et Savard se voisinent désormais dans le campus de l’Université Laval et semblent incarner les anciennes tensions entre traditionalisme religieux et modernité humaniste. Ils s’érigent aussi en deux tours d’observation sur les mutations pédagogiques, éthiques et sociales du XXIe siècle.

On imaginera leurs regards aux multiples fenêtres soupesant les enjeux de l’enseignement virtuel, des difficultés d’apprentissage, de la surcharge des classes, de la censure et de l’évaluation à l’ère de l’intelligence artificielle.

Système inégalitaire

Rappelons de surcroît que les prises de parole publiques de Jeanne Lapointe pendant les années 1950 contribuent à l’ouverture des champs intellectuels pour les femmes. La professeure aborde avec les hommes des sujets qui leur sont alors davantage réservés, comme la culture nationale ou la modernité littéraire. Cette stratégie contribue à crédibiliser sa voix au sein des instances canoniques de pouvoir et de changement, telles que l’université et les comités étatiques.

Pendant la décennie 1960, Jeanne Lapointe enchaîne conséquemment les nominations à deux commissions d’enquête qui marqueront un jalon dans la concrétisation d’une plus grande équité sociale au Québec.

La première, la Commission royale d’enquête sur l’enseignement dans la province de Québec (1961-1966), établit des recommandations qui favorisent la démocratisation de l’école (genres, classes sociales, régions). En tant que commissaire, Jeanne Lapointe rédige une large part du rapport Parent et module les réflexions sur la déconfessionnalisation, l’accessibilité et la mixité du système scolaire québécois.

Elle désire aussi mettre fin au financement des écoles privées par les fonds publics, mais cette avenue ne sera qu’à demi empruntée. Lors du dévoilement du pavillon Jeanne-Lapointe, le sociologue Guy Rocher se désolait des répercussions actuelles de cette brèche : « Nous avons encore malheureusement un système scolaire inégalitaire […], principalement à cause du financement des institutions privées, et c’est ce qui a déformé notre système d’éducation québécois. »

Une nouvelle commission d’enquête sur le sujet pourrait-elle ramener aujourd’hui l’idéal québécois de démocratisation au centre du système d’éducation, le faisant repasser de trois à une seule vitesse égalitaire ?

Espace public

Jeanne Lapointe s’engage ensuite dans la Commission royale d’enquête sur la situation de la femme au Canada (1967-1970). Les recommandations du rapport Bird gardent pour ligne directrice l’égalité entre les hommes et les femmes. Elles favoriseront notamment la parité salariale, le congé de maternité, ainsi que le droit à la contraception et à l’avortement. Les problèmes vécus par les femmes autochtones, encore prégnants aujourd’hui, y sont explorés, mais non dénoués.

Au sein de la commission, Jeanne Lapointe milite pour la prise en compte des enjeux sociologiques et psychologiques qui conditionnent l’éducation des filles et les réalités des femmes. Son combat contre la perception péjorative du féminin, bien ancrée dans la culture occidentale, passe ensuite par les études psychanalytiques au début des années 1970. La chercheuse rompt cependant vite avec l’approche freudienne en raison de l’androcentrisme qui l’imprègne.

Dans la soixantaine, habitée d’une colère lucide contre les injustices, Jeanne Lapointe se sent l’expérience critique pour mener plusieurs actions concrètes contre le sexisme universitaire et, surtout, pour assurer le relais de la parole des femmes et leur reconnaissance dans l’espace public.

Son mentorat auprès de plusieurs écrivaines québécoises marquantes favorise déjà depuis les années 1940 les conditions de création qui permettent aux femmes de s’affirmer dans le monde culturel. Dans les années 1980, Jeanne Lapointe collabore à la fondation du Groupe de recherche multidisciplinaire féministe (GREMF), puis elle lance les premiers cours féministes de littérature à l’Université Laval.

En fin de carrière, elle crée une bourse féministe pour les étudiantes, rédige un guide de recherche non sexiste pour le Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH), puis s’assure que son département fonde un poste de professeure de littérature dans une perspective féministe, avant de prendre sa retraite en 1987.

Le titre de professeure émérite que lui octroie l’Université Laval en 1990 honore sa contribution progressiste à la pédagogie, aux savoirs et à l’égalité. Voilà autant d’héritages que le pavillon Jeanne-Lapointe permet de commémorer jusque dans le langage de la jeunesse étudiante, qui dira désormais : « Mon cours est au pavillon Lapointe ! »

La première attribution du nom d’une figure féminine à un pavillon d’enseignement et de recherche dans le campus de l’Université Laval reflète notre lente mais progressive prise de conscience collective sur les angles morts maintenus par l’histoire traditionnelle. À cet égard, la portée des investigations menées en histoire littéraire et intellectuelle des femmes devient palpable.

La consécration de Jeanne Lapointe est passée par un travail conjugué de recherche et de diffusion scientifiques mené depuis une vingtaine d’années sur ses réalisations, jadis occultées. En accord avec sa vision inclusive, la reconnaissance toponymique d’une telle pionnière contribue à rajuster les lectures de l’histoire qui forgent notre imaginaire collectif.

Pour proposer un texte ou pour faire des commentaires et des suggestions, écrivez à Dave Noël à dnoel@ledevoir.com.

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