Joseph-Adolphe Chapleau, ou le pouvoir pourquoi?

Plusieurs hommes d’État québécois sont passés à l’histoire davantage comme des administrateurs que comme des bâtisseurs. Premier ministre de 1879 à 1882, Joseph-Adolphe Chapleau en est un parfait exemple.
Illustration: Tiffet Plusieurs hommes d’État québécois sont passés à l’histoire davantage comme des administrateurs que comme des bâtisseurs. Premier ministre de 1879 à 1882, Joseph-Adolphe Chapleau en est un parfait exemple.

Une fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés d’histoire le défi de décrypter un thème d’actualité à partir d’une comparaison avec un événement ou un personnage historique.

En 2011, l’ancien ministre péquiste François Legault fondait la Coalition avenir Québec, un parti qui se définissait comme n’étant ni à gauche, ni à droite, ni souverainiste, ni fédéraliste. Le manifeste du parti prônait le « redressement » de la société québécoise, notamment en revalorisant l’éducation et en décentralisant le système de santé.

Après cinq ans de gouvernement caquiste, il est légitime de se demander quel est le grand projet de société liant les membres de cette « coalition » aux profils bien disparates. François Legault et ses collègues souhaitent-ils offrir autre chose au Québec qu’une saine gestion des finances publiques ? 

Plusieurs hommes d’État québécois sont passés à l’histoire davantage comme des administrateurs que comme des bâtisseurs. Premier ministre de 1879 à 1882, Joseph-Adolphe Chapleau en est un parfait exemple. Né en 1840, Chapleau est un prestigieux avocat spécialisé en droit criminel. D’une éloquence remarquable, il fait partie de l’élite de sa profession. Il est élu sous la bannière du Parti conservateur aux premières élections québécoises tenues après la Confédération, en 1867. Âgé d’à peine 26 ans, il est le plus jeune élu au Parlement et l’un des plus turbulents. Les conservateurs forment une majorité écrasante et l’opposition se trouve en partie au sein de leurs propres troupes.

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Ce texte est publié via notre Perspectives.

Le jeune député se permet de faire la leçon au gouvernement conservateur, dont la politique n’est pas toujours bien orientée, ainsi qu’à l’opposition libérale, dont les critiques ne sont pas toujours éclairées. À une occasion, il reproche au chef de l’opposition, le libéral Henri-Gustave Joly, d’être trop courtois dans ses critiques : « On n’est pas chef de parti quand on n’a que des compliments ou des excuses à présenter à un gouvernement que l’on combat. » En tant que simple député, Chapleau n’a qu’un objectif : briller. Plutôt que de faire ses discours le regard tourné vers le siège du président, il préfère s’adresser aux tribunes, où les jeunes femmes sont apparemment nombreuses pour l’entendre.

Vedette

La stratégie réussit. Chapleau devient une vedette. Bien décidé à entamer son ascension, il fait partie de la fronde qui obtient la démission du premier ministre conservateur Pierre-Joseph-Olivier Chauveau en 1873. Chapleau est récompensé par un poste de ministre.

On ne s’embarrasse pas alors de préoccupations pour les conflits d’intérêts, réels ou simplement apparents. Chapleau ne croit donc pas fauter gravement lorsqu’il participe à ce qu’on appellera le scandale des Tanneries : le gouvernement échange un terrain d’une valeur de 200 000 $ pour un autre évalué à 20 000 $. Clément-Arthur Dansereau, financier du Parti conservateur et ami personnel de Chapleau, aurait reçu une commission de 65 000 $ pour avoir organisé la transaction. Chapleau est chassé du gouvernement, mais il ne s’agit que d’un contretemps. La transaction est jugée légale par la Cour supérieure et les parties impliquées ne sont pas inquiétées.

La grande popularité personnelle de Chapleau oblige le nouveau premier ministre, Charles-Eugène Boucher de Boucherville, à le nommer ministre en 1876. Malgré son accident de parcours, Chapleau demeure populaire, et son influence au sein du Parti conservateur ne cesse de croître. Lorsque le Parti libéral remporte sa première victoire aux élections de 1878, les conservateurs choisissent naturellement Chapleau comme nouveau chef.

Le Parlement vit alors une situation unique dans l’histoire du Québec : les deux partis se retrouvent à égalité, disposant chacun de 32 députés. Le gouvernement libéral se maintient en place grâce au soutien de l’orateur (le président) de la Chambre, mais Chapleau sait qu’il suffirait d’un moment de faiblesse pour que le gouvernement tombe. Sous sa direction, les conservateurs pratiquent l’opposition systématique, transformant toutes les propositions en vote de confiance.

C’est finalement par des intrigues de couloir que Chapleau parvient à se hisser jusqu’au pouvoir en 1879. Cinq députés libéraux se laissent séduire par ses promesses et appuient une motion de blâme contre leur propre parti. Le gouvernement est défait et Chapleau est nommé premier ministre. Les cinq vire-capot sont récompensés par des postes de juge, de ministre et de haut fonctionnaire.

Privatisation lucrative

Chapleau n’est pas à Québec pour y rester. La politique fédérale est plus prestigieuse et plus lucrative. Avant de quitter Québec pour Ottawa, il reçoit toutefois la mission de replacer les conservateurs solidement au pouvoir. Il compte pour ce faire sur l’appui de Louis-Adélard Sénécal, grand financier du Parti conservateur. Celui-ci entretient aussi de grandes ambitions : il lorgne avec intérêt le chemin de fer public Montréal-Québec dont la construction vient tout juste d’être terminée.

Chapleau est tout disposé à céder le chemin de fer à son collaborateur en échange de financement, mais l’opposition au projet de privatisation est forte même au sein du Parti conservateur. Ne disposant que d’une faible majorité, Chapleau déclenche de nouvelles élections en 1881. Avec l’appui financier de Sénécal et de ses associés, les conservateurs remportent 49 sièges sur 65. La privatisation peut maintenant se faire.

Le chemin de fer reliant Montréal et Québec est vu à raison comme un puissant outil de développement économique. Certains souhaitent que le Québec imite la Belgique, l’Italie et l’Allemagne, où les chemins de fer sont exploités par l’État. Ils sont toutefois minoritaires au sein des deux partis, dont la majorité des députés croient que le gouvernement ne doit pas jouer le rôle d’administrateur d’entreprises.

Deux offres sont sur la table : celle du syndicat financier dirigé par Andrew Allan et Sévère Rivard et celle du syndicat financier dirigé par Louis-Adélard Sénécal. L’offre d’Allan-Rivard est plus élevée, mais c’est à Sénécal que le gouvernement choisit de vendre le chemin de fer. En privé, Chapleau reconnaît franchement que l’offre de Sénécal était moins avantageuse pour le Québec, mais plus profitable au Parti conservateur. Soulignons que les contrats pour la construction du chemin de fer avaient également été accordés à des entreprises conservatrices plutôt qu’au plus bas soumissionnaire, une pratique dénoncée au sein même du Parti conservateur.

L’appel d’Ottawa

Tous les députés conservateurs ne croient pas qu’il faille sacrifier l’intérêt du Québec au profit de l’intérêt du parti. Pourquoi ne pas avoir accepté la meilleure offre ? Pourquoi s’être empressé de vendre un chemin de fer qui allait forcément prendre de la valeur dans les années à venir et qu’on aurait alors pu vendre à un meilleur prix ? 

Le ministre Joseph Gibb Robertson va jusqu’à démissionner en guise de protestation contre cette transaction contraire à ses valeurs. Qu’à cela ne tienne : le chemin de fer public, dont la construction avait déjà coûté trop cher, est vendu au rabais à un grand ami du parti au pouvoir. Trois mois plus tard, Chapleau est invité par John A. Macdonald à quitter Québec pour devenir ministre à Ottawa. Il se voit toutefois confier le poste honorifique de secrétaire d’État, fonction lucrative et prestigieuse qui ne s’accompagne d’aucun réel pouvoir politique.

Le passage de Chapleau a été lucratif pour ses amis et pour le Parti conservateur, mais beaucoup moins pour le Québec. Outre la vente du chemin de fer, la seule autre mesure importante du gouvernement Chapleau fut la mise sur pied du Crédit foncier franco-canadien, par lequel la Banque de Paris et des Pays-Bas consentira des prêts aux agriculteurs, aux municipalités et au gouvernement. On apprendra plus tard que Chapleau a reçu une généreuse commission pour le rôle qu’il a joué dans la création de cette institution.

N’allons pas conclure que le premier ministre Chapleau est sans mérite. Ami du curé Antoine Labelle, il utilise les leviers du gouvernement pour encourager le développement de la région des Laurentides et faire progresser l’agriculture. On peut également lui reconnaître le mérite d’avoir tenu tête aux ultramontains de son parti, qui auraient souhaité soumettre le gouvernement aux diktats des évêques catholiques.

Legs

L’historien Robert Rumilly a dit avec raison de Chapleau qu’il a été « le plus libéral des conservateurs ». C’est l’attrait du pouvoir et non une quelconque communion idéologique qui a conduit Chapleau à se présenter avec les « bleus ». En tant que premier ministre, il s’est souvent trouvé à couteaux tirés avec les ultramontains, la faction la plus conservatrice de son parti. 

Cette querelle intestine a conduit Chapleau à tenter la formation d’un gouvernement de coalition avec les libéraux d’Honoré Mercier. Le plus libéral des conservateurs était prêt à tous les compromis pour assurer la victoire de son parti, y compris à faire une alliance avec les libéraux. La conclusion la plus évidente était que Chapleau était motivé par le pouvoir bien plus que par tout projet de société qu’il pouvait nourrir.

« Cet homme n’a aucune philosophie politique. Ce qu’il veut, c’est le pouvoir. Et il ne sait même pas pourquoi. » Ces mots que prête Denys Arcand à Frederick Arthur Monk dans la série Duplessis résument parfaitement la carrière politique de Joseph-Adolphe Chapleau. Personnage incontournable de la politique québécoise et canadienne pendant plus de 20 ans, Chapleau laisse peu de choses derrière lui.

Invité par les journalistes à tracer le bilan de son mandat aux élections de 2022, François Legault répondait généralement en donnant le nombre de milliards investis dans plusieurs domaines et la quantité d’emplois créés. Chapleau aurait sans doute pu tracer un bilan semblable, en citant les centaines de milliers de dollars investis dans le développement de l’agriculture et la quantité de milles de voie ferrée construits. En somme, voilà deux hommes qui ont administré de leur mieux les finances publiques en répondant aux problèmes de l’heure. Malheureusement, les nombres passent rarement à l’histoire. Que retiendra-t-on du premier gouvernement de la Coalition avenir Québec ?

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