La danse québécoise est encore au bord du gouffre
La danse est pauvre au Québec : cette phrase est un ostinato qu’on réentend au fil des décennies. Récemment, il s’incarne par un revenu annuel moyen de 22 859 $ à 27 334 $ pour ses artisans, un nombre de productions travaillées à la baisse chaque année et un public miné à 58 % par la pandémie. Aujourd’hui, la danse estime que, pour éviter le démantèlement de son milieu professionnel, il manque au moins sept millions de dollars. Sept millions qui n’étaient pas du dernier budget, et qui brillent par leur absence et ses conséquences : obliger la danse à reculer, à régresser.
« On tourne en rond. On risque vraiment de retourner en 2004, à la case départ », dit en soupirant Parise Mongrain, nouvelle directrice du Regroupement québécois de la danse (RQD). « C’est comme si la danse n’arrivait pas à avoir des acquis financiers de base qui lui permettraient de connaître une réelle ascension », déplore l’ex-danseuse qui a bien connu les conditions de travail du début des années 2000.
« Les compagnies et les organismes ont fait des efforts incroyables ces dernières années pour rehausser les salaires, les cachets d’artistes, pour améliorer les conditions », souligne la directrice. « On ne parle même pas d’une mise à niveau ; c’était encore en bas de ça. Là, il y a un vrai risque de perdre ces petits acquis. Si le budget du Conseil des arts et des lettres du Québec (CALQ) n’est pas indexé, les compagnies prévoient un impact direct sur la main-d’oeuvre. » En effet, la majorité du financement de la danse passe par le CALQ.
Selon la directrice, moins de main-d’oeuvre en danse, cela veut dire un retour assuré aux petites formes — ces chorégraphies de peu d’interprètes, sans décors, avec peu de musiciens, voire sans musiciens du tout — , qui coûtent moins cher, « à un moment où les diffuseurs ont faim de grandes formes, surtout à l’international, où on tente de regagner notre place post-pandémie ».
Et aussi moins d’activités, moins de temps alloué à la création, moins d’offres de services chez les organismes de services. Et un « retour à cette dynamique, ce cercle vicieux qui provoque l’épuisement des artistes et des travailleurs de culture ».
Payer et être payé comme en 2017
La majorité des associations artistiques, exception faite de celles en audiovisuel, expriment de grandes craintes depuis le dévoilement du dernier budget Girard et des crédits accordés à la culture — et particulièrement ceux octroyés au CALQ.
D’autant plus que c’est cette année qu’a lieu le renouvellement du programme Soutien à la mission : le financement qui en est issu permet aux compagnies qui l’obtiennent d’avoir une assise récurrente pour quatre ans, de voir venir à moyen terme plutôt que de fonctionner toujours « par projet ».
À cause d’une pause pandémique, le programme n’a pas été renouvelé depuis 2017. Les milieux estiment que nombreux sont les nouveaux demandeurs, et nombreux sont ceux qui demandent une hausse de financement. Et nombreux sont, en l’état du budget, ceux qui craignent d’essuyer un refus, de voir leur possibilité d’une petite longévité artistique s’évanouir.
Le RQD a voulu savoir précisément ce qu’il en était en danse. Fin mars, le regroupement a fait un sondage éclair auprès de ses membres ; Le Devoir a lu en primeur les résultats du sondage sur le programme Soutien à la mission du CALQ.
« La nette majorité des répondants n’ont pas connu de majoration [de leur subvention de Soutien à la mission] depuis maintenant 7 ans, voire jusqu’à 30 ans dans le cas d’un répondant, alors que l’inflation pour cette période a été de 22,4 % », souligne le RQD. En moyenne, les répondants ont demandé une hausse de 72 % par rapport à la subvention de base accordée en 2017.
À partir des besoins financiers des répondants, le RQD a extrapolé ceux de tout le milieu. Résultat : il faudrait 7 374 886 $ de plus pour éviter le démantèlement de la danse professionnelle au Québec. Cette somme permettrait à la danse seule et à ses travailleurs de bénéficier de 18,6 millions de dollars en Soutien à la mission.
« L’innovation vient de la prise de risque »
Le RQD a également sondé ses organismes membres sur les effets qu’aurait pour eux une hausse de 5 % maximum de leur Soutien à la mission, comme cela se dessine.
La grande majorité estime qu’il leur faudra « procéder à des mises à pied, laisser les postes vacants, diminuer les heures ; geler ou diminuer les salaires, retirer les avantages sociaux, faire des offres d’emploi de moindre qualité ». La dégradation des conditions offertes aux artistes est aussi en tête des conséquences craintes.
« La main-d’oeuvre dans le secteur des arts vivants s’impose bien souvent comme la seule dépense compressible », rappelle le RQD. « Il est aisé de déduire des réponses que les efforts des dernières années en matière d’amélioration des conditions de travail sont à risque d’être anéantis », lit-on encore.
Parise Mongrain poursuit de vive voix : « On semble oublier qu’en art, comme dans tous les secteurs, la croissance est coûteuse. Que la croissance et l’innovation viennent de la prise de risque. Que les arts sont parmi les secteurs qui doivent le plus innover, le plus risquer, le plus se renouveler, et qu’il faut un minimum de stabilité pour le faire. »
Quelque 41 répondants ont fourni des données au sondage en question, un échantillon représentatif, selon le RQD, tant par sa quantité que par les ratios des différents types d’organismes (de service, de diffusion, de création) qui ont répondu.