Le centenaire oublié de Ludmilla Chiriaeff

Ludmilla Chiriaeff corrige une élève à la barre lors d’un cours qu’elle donnait, en 1966.
Photo: Pierre Gaudard Archives Ludmilla Chiriaeff corrige une élève à la barre lors d’un cours qu’elle donnait, en 1966.

Le 10 janvier dernier marquait le 100e anniversaire de la géante de la danse du Québec, Ludmilla Chiriaeff (1924-1996). Qui en a entendu parler ? Pourtant, c’est grâce à elle s’il y a de la danse ici. Casse-Noisette, c’est elle aussi. C’est elle qui a fondé les Grands Ballets canadiens (1957) et l’École supérieure de ballet du Québec (1966), elle qui a fait venir le chorégraphe Fernand Nault. Pourquoi la commémoration est-elle restée silencieuse ? 

Celle qu’on appelait « Madame » a laissé tout un legs : avant, la danse au Québec, c’était du folklorique et des cours de ballet pour jeunes filles de bonne famille. Depuis, il y a de la danse professionnelle. « Madame a touché à tout ce qui fait et tient encore la danse d’ici », affirme Anik Bissonnette, directrice de l’École supérieure de ballet du Québec (ESBQ).

Les artisans du milieu interrogés par Le Devoir sont unanimes : les célébrations prévues, déconnectées de la date anniversaire, ne sont pas à la mesure de l’importance de Ludmilla Chiriaeff, nommée personnage historique par Québec en 2022. « C’est triste », a-t-on entendu. « C’est chiche. »

Qu’en disent les Grands Ballets canadiens (GBC) ? « C’est pas mal, ce qu’on fait, lance d’emblée le directeur général Marc Lalonde. On va mettre des moyens, c’est significatif. Je regarde le budget, là, et c’est considérable. »

En octobre prochain, les GBC danseront trois jours le programme triple Ludmilla. Au menu : une pièce du répertoire de Ginette Laurin (O Vertigo) dédiée à Mme Chiriaeff, une autre de James Kudelka, et une dernière de Balanchine.

Photo: Adil Boukind Le Devoir Des danseurs répètent la chorégraphie de Jean Grand- Maître, qui sera présentée dans le cadre du 100e anniversaire de Ludmilla Chiriaeff, la fondatrice des Grands Ballets canadiens.

Également une création de Jean Grand-Maître, pour la deuxième fois aux GBC. « Ce sera un hommage, un ballet narratif sur son exil et son immigration, sur les réfugiés de guerre », comme l’a expliqué le chorégraphe en entrevue.

Faite en collaboration avec l’ESBQ, la chorégraphie donnera à 20 élèves la chance de danser avec les pros, dans une grande finale qui réunira grosso modo 60 interprètes — une quantité rare —, comme l’annonce, tout sourire, le chorégraphe. Un maillage avec la relève qui aurait plu à Madame.

« C’est un programme lourd, poursuit Marc Lalonde. On rebrasse du répertoire, on remet sur pied de vieilles productions. On sait que les programmes comme ça attirent moins qu’un ballet intégral, aussi. »

Art de l’éphémère, art de l’oubli ?

« Il n’y a aucune figure équivalente en danse au Canada, peut-être même en Amérique du Nord — à part Martha Graham », aux États-Unis, soupire Mme Bissonnette.

L’école a rendu et rendra hommage à la mesure de ses moyens. Il y a eu jour de fête avec les élèves le 10 janvier : une classe de ballet pour les anciens élèves. Il y aura une table ronde le 29 avril, en collaboration avec les GBC. Et le spectacle de fin d’année, en mai, où l’on pourra déjà voir la chorégraphie de M. Grand-Maître, sera entièrement dédié à Madame.

« Quand j’ai fini ma formation, raconte M. Grand-Maître, j’étais déprimé. J’avais travaillé fort et je ne dansais pas comme je voulais. Madame a vu que ça n’allait pas. À part, elle m’a dit : “Ce que tu n’as pas dans les jambes, Jean, tu l’as dans la tête.” Ça m’a donné la permission de faire de la chorégraphie. »

La danse, art vivant et art du mouvement, est par essence éphémère, indique l’historienne de la danse Josiane Fortin, de l’Université du Québec à Montréal. On ne peut en collectionner les oeuvres ni leur faire prendre de la valeur, ce qui accélère peut-être son oubli.

« On a tendance à valoriser et à se rappeler davantage les oeuvres et les chorégraphes », ajoute la spécialiste. Le très vaste champ dans lequel Ludmilla Chiriaeff a joué, de l’interprétation à la médiation culturelle, de l’enseignement à la chorégraphie, en passant par des actions concrètes en politique des arts, joue contre la souvenance.

Photo: Adil Boukind Le Devoir Le chorégraphe Jean Grand-Maitre montre aux danseurs des pas de danse.

Arrivée au Québec en 1952, elle commence cette année-là à collaborer avec Radio-Canada, à la toute neuve télévision, en noir et blanc. « Elle arrivait avec sa réputation de danseuse », explique Mme Fortin. Mme Chiriaeff avait dansé aux Ballets russes du colonel de Basil, au Ballet de l’Opéra de Berlin avant la guerre. Michel Fokine était son maître spirituel.

À la télé, grand succès, à une époque où on n’y trouvait pas des dizaines de chaînes en continu. Tout le monde voit les ballets. L’émission L’heure du concert débute en 1954. S’y dansent des ballets, très narratifs, très poreux. Il faut des interprètes pour les jouer. Madame recrute, enseigne, elle chorégraphie.

Après quelque 300 émissions, qui lui permettent d’accumuler des interprètes, des costumes, un répertoire et des musiques avec les Ballets Chiriaeff, elle fonde les Grands Ballets canadiens, et fait passer sa danse de la télé à la scène, continue Josiane Fortin.

Elle fonde aussi ses académies de danse, des écoles réparties partout au Québec. « Je l’ai rencontrée pour la première fois à Québec, quand elle nous faisait passer l’examen », relate l’artiste en danse Lucie Boissinot, qui avait peut-être 7, peut-être 10 ans à l’époque.

« Elle s’était arrangée avec le ministère des Affaires culturelles pour que les meilleurs élèves de Québec viennent à Montréal une fois par semaine, le samedi, faire toute une journée de classe, en autobus. »

« Elle pouvait faire peur, mais elle avait un don pour dire le mot juste à chacun », souligne l’ex-directrice de l’École de danse contemporaine de Montréal.

Mon grand petit ballet

« Tu connais l’histoire de la fondation des GBC ? chuchote, tout sourire, Anik Bissonnette. Le gouvernement avait décidé de subventionner deux compagnies de ballet : le Royal Winnipeg, la plus vieille des compagnies, et le Ballet national à Toronto. »

« Quelqu’un, dans les coulisses du ministère, s’est réveillé : “Merde, on a oublié le Québec” », les francophones, la société distincte. Pour éviter la bévue politique, Madame s’est fait dire qu’elle aurait de l’argent pour monter “une petite compagnie”, sept ou huit danseurs.

« D’accord », a-t-elle dit, bonne idée ; « et je vais appeler ça les Grands Ballets canadiens ». Le nom, impressionnant, prestigieux, a dès les débuts aidé la compagnie à se tailler une place dans le monde.

Madame se réjouissait, dit-on, quand une nouvelle compagnie se formait, quand le contemporain a commencé à prendre sa place. Cela signifiait que la danse gagnait du terrain.

À micro fermé, plusieurs intervenants laissent entendre que le manque de sous restreint l’ampleur de la commémoration du 100e anniversaire de Ludmilla Chiriaeff.

« C’est une grosse année pour nous », dit le directeur des GBC pour établir le contexte. « Il fallait faire la demande de soutien à la mission, la planification stratégique des prochaines années. Il faut aussi penser le 60de Casse-Noisette », lance dans l’élan Marc Lalonde.

L’École supérieure et les GBC ont-ils demandé un soutien dans le cadre de la nouvelle Stratégie québécoise de commémoration, instaurée par le ministère de la Culture, dont le mandat correspond tout à fait à la situation, à vue de nez ? « La quoi ? » a demandé Mme Bissonnette, qui ne savait pas que ce programme existait, comme ne le savaient pas les Grands Ballets.

Il y aurait d’autres événements à venir, pas encore annoncés, et dont on veut garder la surprise, souffle-t-on. Sauront-ils réunir toutes les communautés de danse du Québec, qui doivent toutes un petit ou un gros quelque chose au travail de Madame ? Et atteindre le grand public ?

Pourquoi certains artistes sont-ils surcélébrés, et d’autres pas, parfois en dépit de leur importance ? Ce texte était le premier d’une série à venir sur les commémorations.

«Suite canadienne», refaite et repensée

En 2014, le musicien et artiste multidisciplinaire Adam Kinner potasse l’histoire des arts d’ici. « Je cherchais une autre origine, d’autres racines. J’ai découvert ce personnage, Ludmilla Chiriaeff. Quand je suis tombée sur Suite canadienne, j’ai été électrifié. » Ce court ballet se croise avec les danses folkloriques et l’idée de ce qui pouvait faire un Canadien.

M. Kinner, qui s’intéresse aux contextes culturels, politiques, artistiques changeant dans le temps, fait d’abord en solo des fragments de la pièce devant les lieux de pouvoir, comme l’hôtel de ville.

Nouveau choc quand il découvre que Madame faisait donner des cours de ballet aux orphelins de Thetford Mines, car alors comme aujourd’hui, les garçons sont rares. « Je pensais à l’enfance, à ces corps à l’âge de l’innocence tirés dans un projet plus grand qu’eux, tous ces fils historiques et émotifs là. »

Il poursuit le travail en formant un groupe comprenant des non-danseurs qui remonte le ballet, le réfléchit, le remet en question. Le réalisateur Olivier Godin embarque ; le film Suite canadienne est présentement à l’affiche dans les cinémas présentant des films d’auteur.

« Je ne savais pas qu’on allait tout finir pour le 100e. Je ne demande pas une renaissance populaire de Ludmilla Chiriaeff. J’aime beaucoup parler des vivants, aussi. Mais il y a dans le sillage de Mme Chiriaeff des histoires fascinantes », à découvrir.

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