Perler la tradition au temps présent : radicalités plurielles au MBAC

Vue d’installation de l’exposition Perler, Radicalement Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa.
Photo: Taqralik Partridge Musée des Beaux-Arts du Canada Vue d’installation de l’exposition Perler, Radicalement Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa.

Le perlage contient en lui des histoires de résilience et de résistance. Datant de temps immémoriaux, sa pratique se reflète aujourd’hui dans les musées et galeries, comme si le monde de l’art avait développé un intérêt soudain et grandissant pour celle-ci au moment où il marche de plus en plus dans la direction d’une décolonisation. Au Musée des beaux-arts du Canada (MBAC), le pari de présenter la plus vaste exposition consacrée à cette technique est pris, et réussi. Artistes métis, inuits et issus des Premières Nations y montrent l’étendue de recherches plastiques comme conceptuelles, avec plus de 100 oeuvres qui, de fil en aiguille, tissent la trame d’un savoir-faire intergénérationnel plus que jamais actuel.

Un projet qui invite à la célébration

L’exposition Perler, radicalement tient sa force du travail collaboratif audacieux mené en amont par ses trois commissaires. Sherry Farrell Racette, Michelle LaVallee et Cathy Mattes ont commencé à réfléchir au projet il y a plus de cinq ans… Et ont été freinées momentanément par la pandémie. Plutôt que de renoncer au projet, elles ont développé une complicité muséologique particulière en misant sur la complémentarité de leurs domaines de connaissances respectifs. Provenant de provinces distinctes, les trois ont mis en pratique, disent-elles à la blague, l’art du commissariat par textos, un espace virtuel leur permettant de s’envoyer des propositions pertinentes à l’élaboration de l’exposition.

Oeuvres incontournables, projets dénichés au Santa Fe Indian Market (seul lieu qui, contrairement aux studios d’artistes, a pu être visité) et artistes émérites figurant sur la première liste de sélection pour le prix Sobeys s’y sont multipliés. Réunies autour d’un grand casse-tête à assembler, les commissaires ont dû faire de nombreux choix, mais n’ont tout de même pas passé outre les travaux de Nico Williams, Nadia Myre, Carrie Allison, Christi Belcourt, Carla Hemlock, Catherine Blackburn, Hannah Claus, Maria Hupfield et tant d’autres. Rassemblés en divers thèmes et parfois aussi amalgamés selon leur matérialité, les projets à l’esthétique souvent renversante dressent un large panorama de la diversité d’idées préconisées dans cet art.

Monté par le Musée d’art Mackenzie, le projet en est désormais à sa quatrième itération. Ses présentations sont chaque fois différentes : les commissaires se livrent à des remodelages selon l’espace que leur fournissent les lieux de diffusion et les dialogues que génèrent les oeuvres entre elles. Faisant aller et venir certains projets d’une exposition à l’autre, la proposition a donc quelque peu changé en cinq ans. La mouture présentée au MBAC en est sa concrétisation la plus imposante : elle célèbre l’excellence dans le domaine du perlage.

Renouer avec les pratiques ancestrales pour regagner une agentivité

Les oeuvres d’artistes des Premières Nations ont bien souvent été évincées de l’histoire de l’art officielle. Leurs objets d’art, généralement intriqués dans des systèmes d’échanges, de célébrations ou de rituels, étaient considérés comme fonctionnels, et dès lors en rupture avec la notion traditionnelle de beaux-arts, établie selon des critères européens et occidentaux. Cette marginalisation a été perpétuée jusqu’à tout récemment : au siècle dernier, l’entrée de rares travaux artistiques autochtones dans les musées avait encore un objectif anthropologique et colonisateur.

« Nos corps étaient nos galeries d’art », dit Michelle LaVallee. Écartés du circuit artistique traditionnel, les membres des communautés autochtones, métisses et inuites partageaient pourtant leur vie avec leurs productions artistiques, des premiers mocassins donnés à la naissance aux régalias flamboyantes des pow-wow. La Loi sur les Indiens, venue interdire pendant de (trop) nombreuses années toute manifestation culturelle aux individus des Premières Nations, aurait pu marquer l’essoufflement de ces pratiques artistiques ancestrales entremêlées à la vie quotidienne. Pourtant, nous voici au MBAC avec la plus grande exposition consacrée au perlage.

Ce que Perler, radicalement offre au public tout comme aux communautés est vertigineux : elle fait s’entrechoquer toutes ces couches historiques dans des productions contemporaines qui font le pont entre passé, présent et futur de manière critique, humoristique, réflexive ou encore commémorative. Elle montre ainsi le perlage comme un acte de pouvoir et d’agentivité. Bille après bille, oeuvre après oeuvre, on constate l’épatante capacité de la technique à raconter et à réécrire, comme le souligne l’une des commissaires de l’exposition, Cathy Mattes : « C’est fascinant comme une couture est radicale, comme un très petit pas vers l’avant qui nous lie au pas précédent et à celui qui suivra ; c’est un geste important, une façon de répondre et de reprendre. »

La « radicalité » évoquée dans le titre est en fait une radicalité de soin, d’attention et de bienveillance pour le perlage, dont la capacité de préservation et d’actualisation dans le temps est impressionnante. Les oeuvres présentées dans l’exposition éclairent toute la finesse de ce travail manuel à la complexité effarante et à la symbolique touchante. « Nous sommes habitués d’envelopper nos proches dans un amour perlé », nous dit Mattes. Cette sensibilité transparaît dans chacune des propositions. Comme tant d’offrandes, elles nous portent à la rencontre de créations innovatrices et d’un futur aux promesses de respect et d’inspiration.

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