Contre les perversions de l’amour

Le trouble de la désillusion face à l’amour existe depuis des siècles, tout comme son remède.
Photo: Tiffet Le trouble de la désillusion face à l’amour existe depuis des siècles, tout comme son remède.

Dans la rubrique Le Devoir de philo, nous publions annuellement une version abrégée du texte gagnant du concours Philosopher, qui se tient dans le réseau collégial. Pour l’édition de 2023, la question était « À quoi l’amour engage-t-il ? ».

Pas besoin de gril : « l’enfer, c’est les Autres » disait Garcin dans Huis clos. À l’image de cette citation, la culture populaire réitère constamment son ressentiment envers l’amour et ses « mensonges ».

Aujourd’hui, le rêve de l’union parfaite que nous enseignent les contes pour enfants s’écrase devant des statistiques portant sur le divorce ou le constat que Tinder mène souvent à des rencontres inconséquentes. 

Le trouble de la désillusion face à l’amour existe depuis des siècles, tout comme son remède. Ce que je qualifie de trouble, c’est le constat que l’union parfaite entre corps et esprit que l’amour désire est en contradiction avec ce à quoi il engage, nous poussant alors vers deux définitions pratiques divergentes. L’échec à s’émanciper de ce qu’il représente dans son idéal donne lieu à une conception immature de l’amour : la fusion forcée. 

Cette forme pervertie de la relation est ce qu’Erich Fromm qualifie d’union symbiotique masochiste ou sadique. À l’instar de Fromm, je considère que celle-ci doit être surmontée à l’aide d’une deuxième conception : celle de l’amour mature, qui reconnaît simultanément l’union et l’intégrité et qui existe par-delà le phénomène de la réification sur lequel s’arrête une fusion forcée.

Mythologie

Il est pertinent d’aborder les manifestations mythiques de cet idéal amoureux, soit celui de l’union paradisiaque refusée. Considérez d’abord le mythe d’Aristophane tel qu’il fut énoncé dans Le banquet de Platon. Aristophane commence son récit en évoquant une nature antérieure de l’être humain composée de trois types d’espèces résultant de la fusion des genres homogènes et hétérogènes : un dos, quatre mains, quatre jambes, deux visages et deux organes génitaux. 

Il décrit ensuite l’arrogance de ces créatures qui tentèrent de provoquer les dieux. Ceux-ci refusèrent de tolérer leur impudence et choisirent de les punir en les séparant : « chacun, regrettant sa moitié, allait à elle ; et, s’embrassant et s’enlaçant les uns les autres avec le désir de se fondre ensemble, les hommes mouraient de faim d’inaction, parce qu’ils ne voulaient rien faire les uns sans les autres » (Platon).

Parallèlement, Adam et Ève, eux aussi créés par une force divine, vivaient dans un état d’union originelle : Ève étant formée à partir de la côte d’Adam. Leur désobéissance, synonyme de révolte, leur mérita la punition : une chute, la condamnation à la pudeur sexuelle et la douleur d’enfanter.

Ce serait une grande erreur que de se défausser de tels mythes simplement parce qu’ils relèvent de la même tonalité ésotérique que les récits des âmes soeurs et des flammes jumelles ou encore de la doctrine chrétienne. En effet, selon Carl G. Jung, le mythe est peuplé d’images symboliques : « les modèles de la mère, du Père du Soi, mais aussi du Couple divin, de l’Enfant dieu, de la Naissance, de l’Unité » (Gazalé). Ainsi, il serait pertinent de soulever les constantes de ces récits qui habitent l’imaginaire collectif.

D’une part, l’union est considérée comme un idéal supérieur : l’être humain comblé. D’autre part, la séparation s’avère être une punition pour l’arrogance de celui-ci. Ultimement, l’acte sexuel est ainsi dévalorisé en tant que fusion ou plaisir éphémère, tant qu’il n’engage pas à l’union biologique, à la conception d’une vie nouvelle. Ainsi, toute forme de relation humaine n’équivaut qu’à une quête de l’impossible : l’amour comme une fusion totale. « La raison de la centralité de l’amour dans notre bonheur et notre identité n’est pas éloignée de la raison pour laquelle il constitue un aspect aussi difficile de notre expérience ; les deux sont liés aux modalités d’institution du moi et de l’identité » (Illouz).

Amour immature

Hormis cet exil mythique, il est pertinent de souligner une chute semblable : celle de notre naissance. En effet, la conscience de soi en tant qu’être séparé et distinct n’est pas immédiate. 

L’enfant considère la mère comme une extension de lui-même puisqu’il en est encore entièrement dépendant ; les deux sont unis par un cordon ombilical fantôme. Ainsi, Fromm soutient que l’enfant est uniquement capable d’un amour immature (« Je t’aime parce que j’ai besoin de toi »), alors que l’attachement maternel est inversement mature : « J’ai besoin de toi, parce que je t’aime. » 

Or, l’amour immature n’est pas propre à l’enfant : il est problématique lorsqu’il le suit à l’âge adulte et se manifeste sous forme d’union symbiotique positive ou négative.

La manifestation active, ou le masochisme, est un moyen d’échapper à la solitude par les moyens d’une inflation de son égo : « La personne sadique cherche à échapper à la solitude et l’emprisonnement en faisant de l’autre une partie de lui-même. Il s’élargit et s’améliore en incorporant l’autre, qui l’admire » (Fromm).

En outre, une telle conception de l’autre est semblable à l’affirmation d’un solipsisme : la conviction de mon existence comme seul absolu. Je soutiens qu’un solipsisme cartésien constitue une impasse narcissique à l’amour, car ce qu’il considère être un « je » absolu, n’engage à rien sinon à la solitude et l’aliénation. L’échec de penser d’autrui tel le maître d’une existence semblable à la nôtre le prive de ses dimensions en tant que sujet.

Conséquemment, il devient un objet comme les autres, existant uniquement lorsque je le perçois ; un pantin quantique qui se définit lorsque je l’observe.

À l’inverse, une manifestation passive ou masochiste engage à la soumission d’un individu à l’autre. Celui-ci l’admire comme un dieu tout-puissant : « je ne suis rien sinon une part de lui » (Fromm). 

En effet, la reconnaissance de sa propre valeur est uniquement possible à travers la puissance active de l’autre et donne lieu à un amour d’idolâtrie. Parmi les couples les plus célèbres, Sylvia Plath affirme avoir entretenu un tel amour envers Ted Hughes dans une de ses dernières lettres adressées à la Dre Beuscher. Ceux qui connaissent la fin de leur histoire seront du même avis : la relation passive n’est ni saine ni soutenable.

Enfer

Or, qu’en est-il alors de la fameuse citation de Sartre qui suppose que « l’enfer, c’est les autres » ? Le phénomène de réification, tel qu’il est avancé par Jean-Paul Sartre, suppose que le regard des autres est tout aussi réducteur que le nôtre et ne relève ni de la mégalomanie, ni du masochisme, mais d’une constante insurmontable dans nos relations humaines. 

Effectivement, il est impossible de nier l’absence d’une chosification dans nos rapports avec autrui, car l’humain, être social, s’affirme inévitablement à travers le regard d’autrui, ou du moins à travers une projection de ce qu’il suppose être une conscience extérieure. Cependant, le pessimisme d’un tel constat doit absolument être surmonté par les moyens d’une union mature.

« L’amour mature est l’union avec la condition de préserver son intégrité » (Fromm). Selon Erich Fromm, au lieu de trouver une part de plaisir dans l’acte de soumettre l’autre à ses désirs, il faut activement « donner », ce qui n’est pourtant pas de céder ni de se voir victime d’un vol à notre complexité individuelle qui caractérise la réification. 

En s’engageant dans une relation « mature », l’individu sait accomplir le don de soi, sans en ressentir l’anxiété d’une perte. Bien au contraire, le don est nécessaire pour accéder à l’union du couple : le « nous », ne prive pas le « je » de sa singularité. Cet acte fondamental à la fusion interpersonnelle n’est pas motivé par la recherche d’un profit émotionnel vis-à-vis le don de soi : il ressent un plaisir intrinsèque à l’acte même.

C’est d’ailleurs pour cette raison que l’amour mature s’applique difficilement à la relation nouvelle, qui passe souvent par une inquiétude vis-à-vis la liberté et les mérites de l’autre. Cela dit, je considère tout de même que l’amour mature est une discipline comme les autres ; elle exige de la pratique et du savoir. L’amour engage alors à une médiation du paradoxe qui oppose l’intégrité à l’union, le contingent et le volontaire, chose qui nécessite une part de maîtrise et de sagesse, d’où le titre de l’oeuvre de Fromm : L’art d’aimer.

Enfin, nos relations avec autrui ne sont pas uniquement ou nécessairement « infernales », pas plus qu’elles ne passent par une quête de connaissance impossible et donc souffrante. Il est alors impératif de substituer l’union symbiotique, ou une complémentarité forcée, par une reconnaissance sans équivoque de l’autre comme être intègre et autonome. 

Harmonie

L’amour engage plutôt à sa manifestation la plus « mature », c’est-à-dire à une harmonie parfaitement imparfaite. Je soutiens également que l’amour engage à l’horizontalité, car malgré un apparent rejet d’une conception religieuse du monde, l’aspiration vers des idéaux transcendants garde son emprise sur celui-ci. 

Dès que l’être humain prend conscience de sa solitude, il idolâtre l’amour comme bonheur suprême. Une fois déçu, il le hait comme son bourreau et son enfer. Au lieu d’y percevoir une maigre reproduction de ce qu’il constitue dans cet état parfait, l’amour doit être valorisé tels un phénomène et une expérience proprement humains, sans quoi il continuera de nous échapper. 

Ainsi, l’intégrité n’est pas l’ennemi de la relation amoureuse, mais une dimension essentielle de celle-ci, car son pouvoir n’est pas celui d’éliminer la solitude, mais de donner lieu à un nouvel être ensemble.


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