Concentré de discorde
Les règles imposées par CNN pour encadrer et civiliser le débat présidentiel de jeudi soir à Atlanta n’empêcheront pas Donald Trump de déraisonner, puisqu’il est à la fois un fieffé menteur et un citoyen très mal informé. On peut en fait s’étonner qu’il ait accepté de participer à un débat organisé par un réseau qu’il honnit. C’est dire peut-être qu’il est convaincu de pouvoir, en n’importe quelle circonstance, faire mal paraître Joe Biden, dont l’aplomb physique et cognitif est devenu un enjeu de campagne. Ou peut-être aspire-t-il, par extension, à faire l’effort d’avoir l’air « présidentiel », pour un instant et par comparaison, dans l’espoir que cela fera pencher la balance au sein d’une frange déroutée et déroutante de l’électorat — juste assez pour lui permettre, accoudé au système électoral dysfonctionnel qu’est celui des Américains, de reprendre la présidence le 5 novembre prochain. Que les choses se passent mal pour lui, et il pourra prétendre, en se victimisant, que ces règles et le parti pris pro-démocrate de CNN ont menotté sa liberté d’expression.
Le débat de jeudi sera déterminant — ou ne le sera pas. Marquant si un moment clé, monté en épingle, laisse son empreinte en faveur de l’un ou de l’autre. Attendu de M. Biden qu’il lui faudra être alerte comme il l’a été lors de son dernier discours de l’Union, en mars. Plutôt probable, en l’occurrence, qu’à l’issue de ce face-à-face les deux candidats soient toujours au coude-à-coude dans les sondages, leur électorat respectif étant comme figé sur place depuis des mois. Or, à quatre mois et demi de la présidentielle, beaucoup d’eau reste à couler sous les ponts : retombées de la condamnation pénale de M. Trump dans l’affaire Stormy Daniels, convention du Parti républicain, en juillet, et celle du Parti démocrate, en août, pour ne relever que l’actualité la plus évidente.
Reste qu’en soi, il s’agit d’un débat d’une singularité exceptionnelle, en ceci qu’il va reposer sur une aberration que les trois dernières années ont pratiquement banalisée : voici qu’un président dûment élu, avec 7 millions de voix d’avance, s’en va débattre avec un ex-président, à nouveau candidat, qui a appelé à un coup d’État et dont le fonds de commerce politique consiste à répéter que l’élection de 2020 lui a été volée. Comment en sommes-nous arrivés là ? vont sûrement se demander, gênés, nombre d’Américains en assistant à ce duel — un duel qui donnera au fond à voir l’affligeante réalité d’une vie démocratique qui a un besoin urgent de régénération et de rajeunissement.
Pour avoir souffert l’ineptie et la violence verbale de Donald Trump pendant la campagne de 2016, Hillary Clinton priait mardi l’électorat américain, dans une tribune publiée dans The New York Times, d’aller au-delà du théâtre auquel sont trop souvent réduits les débats présidentiels. « Nous choisissons un président, pas le meilleur acteur », écrit-elle. Mme Clinton ne tient évidemment pas à s’étendre dans son texte sur le fait que, en ce qui a trait à la détérioration de la démocratie américaine, le Parti démocrate est loin d’être sans responsabilité historique. Pour en prendre la mesure, il faut aller lire John R. MacArthur dont les chroniques sont publiées dans Le Devoir.
En rempart fragile contre la terrifiante possibilité que M. Trump soit réélu, M. Biden insistera forcément jeudi soir sur la dérive autoritaire qu’incarne le républicain et sur le rôle sinistre qu’a joué ce dernier dans l’abrogation par la Cour suprême, il y a deux ans, de l’arrêt Roe v. Wade qui garantissait depuis 1973 le droit à l’avortement dans tout le pays. Dans l’absolu, ces deux arguments devraient à eux seuls contribuer à mobiliser une part décisive d’électeurs dits indépendants et de républicains modérés contre M. Trump. Et pourtant non, du moins pas pour le moment.
En matière d’avortement, Trump passe chez certains pour un modéré en jugeant raisonnable de laisser aux États le soin de légiférer, alors que la fin de Roe v. Wade donne lieu à une déconstruction catastrophique des libertés des femmes. À promettre de procéder à des expulsions massives de migrants s’il est élu, ce qui ne constitue certainement pas une solution pérenne à l’enjeu complexe de l’immigration irrégulière, il marque des points dans l’électorat, alors que la « crise migratoire » n’était pas tellement moins aiguë vers la fin de son premier mandat, en 2019. Sur le plan économique, il continue de tirer profit de l’exaspération collective contre la vie chère, alors pourtant que le taux d’inflation fléchit (lentement) et que l’économie nationale a nettement rebondi depuis la fin de la pandémie… Tout cela sur fond d’affolante perspective politique suivant laquelle, s’il est réélu, ce populiste bon teint qui a normalisé l’extrême droite se lancera sans délai, par soif de vengeance, dans une attaque en règle contre l’État de droit. Rien n’est plus déconcertant que le fait que cette perspective semble couler sur le dos d’une frange significative d’électeurs centristes comme de l’eau sur le dos d’un canard.
Ce texte fait partie de notre section Opinion. Il s’agit d’un éditorial et, à ce titre, il reflète les valeurs et la position du Devoir telles que définies par son directeur en collégialité avec l’équipe éditoriale.