Comment parler?
Quand je parle, j’ai un accent. En France, on le dirait canadien ou québécois. À Montréal, on le considérera comme joliettain ou lanaudois, voire, si on est prétentieux, comme rural. Je sais, moi, que c’est d’abord et avant tout Saint-Gabriel-de-Brandon qui s’entend dans ma voix, dans mes « r » roulés, dans mes « icitte » et dans les « couvartes » qui me tiennent au chaud la nuit.
Je n’ai jamais vraiment eu honte de cet accent. Je viens d’une famille de milieu populaire qui se faisait une fierté de regarder de haut, à partir d’en bas, les riches et les parvenus en tous genres. La gouaille, dans mon clan, était une culture du quotidien, et nous écoutions, après le hockey du samedi soir, les films de Marcel Pagnol, diffusés à Radio-Canada, en trouvant qu’ils parlaient de nous, avec un accent différent qui nous enchantait.
Dirai-je de moi, aujourd’hui, comme c’est devenu à la mode de le faire, que je suis un transfuge de classe et que je souffre, depuis, de la distance que j’ai prise avec mon milieu d’origine en allant à l’université et en écrivant dans Le Devoir ? Pantoute !
Je n’ai jamais quitté ou renié ma culture première ; elle m’habite à chaque seconde de ma vie, que j’écoute du Patrick Norman ou du Chopin. Un transfuge, ça change de bord. Moi, j’ai ajouté un monde à mon univers d’origine et j’aime bien lire Maupassant en prenant un hamburger avec un Pepsi dans une cabane à patates frites. J’imagine d’ailleurs facilement l’auteur de Boule de suif se plaire en ma compagnie dans ces moments-là.
Il m’est arrivé, pourtant, de souffrir d’insécurité linguistique. Il y a des années, Michel Lacombe m’avait invité à son émission radio-canadienne pour débattre de littérature québécoise avec François Ricard. J’avais dit non. Je craignais, en effet, de ne pas être à la hauteur sur le plan linguistique. J’avais pleinement confiance en mes arguments, mais, me disais-je, à Radio-Canada, mon accent et mon style passeraient mal.
Lacombe a essayé de me convaincre en me disant qu’au contraire, ma verve populaire séduirait plus que le ronron standard dominant, mais je ne l’ai pas cru. J’avais peur qu’un « icitte » échappé discrédite mes propos aux oreilles de ceux qui ont de tels critères de jugement. Je leur donnais tort, évidemment, mais ils m’embêtaient quand même.
J’ai repensé à tout ça en lisant Parler comme du monde (Prise de parole, 2024, 177 pages), le très beau livre de la sociolinguiste Annette Boudreau. Originaire de Moncton, au Nouveau-Brunswick, l’Acadienne a d’abord parlé le chiac. Elle dit avoir ressenti, dans sa jeunesse, « une forme de honte à l’égard de [son] français et celui de [son] milieu », avoir eu « l’impression que, collectivement, nous parlions mal ».
Animée par un très fort désir d’études, Boudreau fréquente d’abord l’Université de Moncton en travail social avant de bifurquer vers des études en lettres françaises, qu’elle poursuivra à l’Université Laval. Ensuite, elle fera une maîtrise sur l’oeuvre d’Anne Hébert, à Aix-en-Provence.
Pendant tout ce parcours, un malaise l’habite. Elle adhère, en effet, à l’idée qu’il n’y a qu’un seul vrai bon français, que ce dernier est celui que parlent les Français instruits et que, par conséquent, son français, marqué par ses origines acadiennes, n’est pas vraiment légitime. Dans bien des situations, elle préfère se taire plutôt que de faire entendre sa langue, qu’elle croit incorrecte.
De retour au Canada, elle devient professeure en études françaises à l’Université de Moncton et commence à s’intéresser à la sociolinguistique, un courant qui cherche à « comprendre les rapports de pouvoir liés à la pratique d’une langue […], ainsi que les discriminations et les stigmatisations liées aux façons de parler ».
La sociolinguistique étudie notamment les variations (temporelles, spatiales, sociales et situationnelles) présentes dans toutes les langues et conteste « l’hégémonie du standard ». Elle montre que, d’un point de vue scientifique, les diverses variétés d’une langue sont égales — le français de l’élite parisienne n’est pas « meilleur » que celui des classes populaires acadiennes —, tout en reconnaissant que, sur le plan social, certaines variétés — le fameux français standard, surtout — sont plus prestigieuses et doivent donc être enseignées à l’école, sans mépris pour les autres.
La sociolinguistique est une formidable école de science, de lucidité et de respect. Au Québec, le maître livre en la matière est États d’âme, états de langue (PUM, 2021, 112 pages), de Marty Laforest. On peut y ajouter, pour l’ensemble de la francophonie canadienne et pour en finir enfin avec les préjugés sur la bonne manière de parler français, Parler comme du monde ainsi que, dans un registre plus savant, Insécurité linguistique dans la francophonie (PUO, 2023, 96 pages), d’Annette Boudreau. Ces livres déniaisent.
Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.