Il était une fois une gare

Rares sont les productions circassiennes dont la liste des collaborateurs comprend un historien. Pourtant Martin Landry, enseignant au secondaire et communicateur aguerri (on lui doit entre autres la série balado Passé date ?), est associé de près au spectacle Bon voyage du Cirque Éloize. Parce qu’il a servi de conseiller au metteur en scène et auteur Fernand Rainville, dont il a relu les textes afin de s’assurer de leur justesse historique. Mais aussi, voire surtout, parce qu’il a alimenté l’équipe de création d’une pléthore de faits et d’anecdotes en lien avec la gare Dalhousie et l’époque de sa brève heure de gloire, qui n’aura duré que quelques années, jusqu’à l’érection d’autres bâtiments ferroviaires plus vastes. C’est cet immeuble, transformé en entrepôt jusqu’à ce que s’y installe l’École nationale de cirque de Montréal en 1986 puis le Cirque Éloize en 2004, qui est au coeur du plus récent opus de cette compagnie trentenaire, ainsi que de la série balado du même nom qui l’a précédé.
Cette « mise en bouche », comme la décrit Martin Landry, disponible sur Ohdio, se décline en une fiction, signée Michel Marc Bouchard (dont ont été conservés, dans la production scénique, les deux personnages principaux, soit une jeune chroniqueuse du journal La Patrie et un livreur de télégrammes à vélo), ainsi qu’en trois courts épisodes informatifs créés et narrés par l’historien. Pour camper le contexte dans lequel s’inscrit l’avènement de la gare et éviter que le spectacle soit lesté par un excès de didactisme, « il y a une pédagogie à faire, soit en amont, soit en aval », explique-t-il. Il convient d’autant plus d’éviter de s’appesantir indûment, estime Fernand Rainville, que les représentations (d’une durée de 60 minutes) sont de nature déambulatoire : « Quand les spectateurs sont debout, il faut que plus le spectacle avance, moins il ait de paroles et plus il soit actif, joyeux et dans le… scintillement ! » lance-t-il, prononçant ce dernier terme en agitant les mains à la manière de Bob Fosse.

C’est donc à la concoction d’un alliage de magie et d’histoire qu’aspire le metteur en scène. En cela, il poursuit en quelque sorte le travail « documentaire » entamé avec Guy ! Guy ! Guy !, le spectacle de la série hommage du Cirque du Soleil consacré, l’an dernier, à la légende du hockey Guy Lafleur. « Dans ce contexte, il y avait une vie à raconter, un côté biopic, avec des archives. Or cette idée-là m’est restée : il y a moyen d’intégrer des archives et d’autres procédés [informatifs] » sans que le tout aboutisse à « une thèse ». Dans cet univers immersif exploitant la technologie du mapping 360º, il sera notamment question des débuts du télégraphe (son câble sous-marin se transmuant en corde lisse), de l’arrivée de l’électricité (un lampadaire faisant office de mât suspendu) et d’autres innovations propres à la fin du XIXe siècle.
Effet miroir
Il existe des similitudes troublantes entre l’époque décrite dans Bon voyage et l’ère actuelle : une crise du logement, une inflation faisant grimper exponentiellement la facture alimentaire… et même une épidémie (de variole), des mesures d’hygiène obligatoires et des manifestations anti-vaccination. Comment expliquer cette symétrie ? « C’est le drame de l’humanité que de refaire toujours les mêmes choses, affirme Martin Landry. Tant qu’on ne sera pas plus instruits, plus cultivés, qu’on ne mettra pas plus de philosophie dans nos vies… On fait encore des guerres, c’est tout dire. »
Une plus grande place accordée à l’histoire dans nos sociétés aiderait certainement à son avis, de même qu’une transmission plus vibrante de cette matière en classe : « On a tendance à laisser les maisons d’édition et le ministère de l’Éducation être les seules sources [de l’histoire enseignée]. » S’il faut suivre le programme ministériel, il serait néanmoins possible, selon lui, de trouver des façons plus imaginatives et exaltantes de le faire. C’est pourquoi il s’est assuré d’intégrer au balado Bon voyage de la matière de troisième et quatrième secondaires. « Il faut mettre plus d’histoire dans nos créations artistiques, certes, soutient-il, mais il faut aussi que celles-ci soient accessibles pour être utilisées dans un contexte scolaire. On serait tous gagnants, au Québec, si on le faisait plus. »

L’historien n’est pas le seul à percevoir le potentiel de mobilisation et d’édification des arts vivants. « Je repense au théâtre éminemment politique de Jean-Claude Germain, qui m’a enseigné à l’École nationale de théâtre, note Fernand Rainville. Oui, il avait [un parti pris], mais il n’empêche qu’il y avait là une richesse, celle d’essayer de décortiquer le passé pour comprendre les enjeux d’aujourd’hui. »
La dualité régnant, au XIXe siècle, entre les patrons anglophones fortunés et les ouvriers francophones impécunieux a incité le metteur en scène à proposer un spectacle bilingue. Les informations se chevauchent d’une réplique à l’autre, explique-t-il, de sorte que chaque groupe linguistique puisse ressortir du spectacle avec la majorité des informations. La traduction simultanée aurait été fastidieuse, dit-il, et l’alternance de représentations dans les deux langues, trop coûteuse. L’artiste d’origine franco-ontarienne, conscient de l’audace de son « pari », l’assume pleinement : « Moi, j’ai fait le choix de venir au Québec, j’ai voté pour qu’il se passe quelque chose et on s’est dit Non. […] On peut toujours renverser la vapeur, prendre des décisions, faire avancer les choses. J’y crois. Il s’agit qu’on se prenne en main et qu’on le fasse, mais si on ne le fait pas… il va falloir vivre avec la réalité, et c’est tout. On peut bien ne pas se prendre en main, mais après ça, ne venez pas chialer si un spectacle est bilingue. Moi, les doubles discours, je ne suis juste plus capable. »
Un poème de Louis Riel « slamé » en français pourra donc être suivi d’une réplique en anglais du premier ministre John A. Macdonald, par exemple, lors de ce voyage dans le temps et vers la côte pacifique, à bord du tout premier train à avoir traversé le Canada d’est en ouest. Ce périple constitue la dernière partie du spectacle, « plus ludique », selon Fernand Rainville. « Pour que les gens sortent de là avec un sourire. »