«Voyages en Italie»: les «bribes d’ordinaire» de Sophie Letourneur
Bonjour les vacances, Lendemain de veille, Eurotrip, les comédies de voyage suivent presque toutes la même recette : des personnages en vacances enchaînent les mésaventures, jusqu’à regretter d’être partis. Mais dans Voyages en Italie, autofiction burlesque et intimiste de Sophie Letourneur, il ne se passe à peu près rien. Et c’est justement le sujet du film.
L’intimité est d’ailleurs abordée dans tous les sens du terme. Il y a d’abord l’intimité en tant que sujet — celle du couple de bobos qu’incarnent Philippe Katerine et Letourneur elle-même, dont l’histoire est inspirée d’un voyage que la cinéaste a réellement effectué en 2016. Puis l’intimité du contexte de production, qui se dévoile au fil d’habiles mises en abyme, la petite équipe du film ayant capté des moments sur le vif parmi les touristes qui visitaient les lieux du tournage en Sicile.
« Il y a une excitation, quelque chose de nerveux dans notre jeu, lorsque l’on tourne comme ça, soutient l’excentrique Philippe Katerine, rencontré avec la réalisatrice en marge de la première canadienne du film au Festival du nouveau cinéma en octobre 2023. Le résultat est plus vrai, [d’autant que] je me reconnais dans mon personnage. En même temps, on montre ce qui se trouve dans les plis, ce qu’on ne voit pas habituellement. On représente “l’infraordinaire”, comme dirait Perec. »
Sophie Letourneur a voulu exprimer son « ras-le-bol envers des réalités douloureuses du couple, dont l’appauvrissement inévitable de la passion ». Ses personnages visitent des lieux paradisiaques, mais ne font que râler. Ils discutent de banalités sur leurs activités du jour, sans jamais aborder les enjeux fondamentaux qui minent leur relation. « C’est précisément parce qu’il ne s’est rien passé de spécial dans mon voyage de 2016 que j’ai voulu en faire un film », affirme la réalisatrice.
« Une aventure folle »
« J’ai reconnu dans le scénario de Sophie un certain vertige auquel tous les couples sont confrontés à un moment où à un autre, raconte Philippe Katherine. Le voyage de couple, c’est une aventure folle. On se retrouve pour manger, on se demande ce qu’on va faire, ce qu’on va se dire, si on va s’entendre. C’est une chose énorme à construire ensemble. »
Le chanteur et la cinéaste sont d’un naturel déconcertant dans leur interprétation d’un couple de Parisiens blasés, à tel point que l’on pourrait croire que plusieurs scènes sont improvisées. Il n’en est rien. La justesse des dialogues est surtout attribuable au processus d’écriture inusité de Letourneur, qui a enregistré de réelles conversations entre elle et son mari pour ensuite s’en inspirer à l’écriture.
« Je comptais initialement me servir de ces bouts de phrases, de ces bribes d’ordinaire, en tant que notes pour me guider dans mon écriture, dit-elle. Quand je les ai réécoutés, j’ai été très touchée. J’ai compris qu’ils devaient faire partie du film. » La réalisatrice représente non seulement ce processus dans une mise en abyme où on la voit s’enregistrer tandis qu’elle se remémore ses souvenirs de voyage avec son mari, mais elle a également fait jouer les « notes » dans les oreilles des acteurs au moment du tournage.
« Je faisais le perroquet, résume Philippe Katherine. J’entendais la voix du vrai mari de Sophie dans une oreillette au moment de livrer la réplique. C’est paradoxal, j’avais encore plus l’impression d’être moi-même de cette manière. Je me sentais naturel, j’ai retrouvé mon propre rythme. »
Hommage à Rossellini
Sophie Letourneur s’est aussi inspirée de Roberto Rossellini, auquel elle rend hommage dans le film. Le titre se veut un clin d’oeil à son Voyage en Italie de 1954, où le mariage d’un couple anglais en visite à Naples s’écroule.
« Rossellini était l’un des premiers à mélanger des plans de fiction et de documentaire, dit-elle. Quand on se rend à Stromboli, on pense à son film, puis quand on loue un scooter en Italie, on pense à Nanni Moretti. Ça m’intéressait de rapprocher le voyage du cliché, de réfléchir aux images qui façonnent notre vision du romantisme. »
Et c’est un drôle de romantisme que Letourneur met en scène. Elle offre même à Philippe Katherine sa toute première scène d’amour physique au cinéma — une proposition audacieuse qui, sur la musique suave d’Henri Salvador, ne manque pas de nous faire éclater de rire. « Je voulais montrer le contraire de ce à quoi on s’attend typiquement des représentations des couples et de leur sexualité. Ce n’est pas si grave si on n’est pas dans le romantisme classique. Ce qui est beau, c’est peut-être juste la représentation du lien, dans toute sa fragilité. »
Autodérision
Renouvelant le style dépouillé, quasi documentaire qu’on lui connaît, avec sa caméra à l’épaule furtive et ses prises de vues en direct sur les lieux du tournage, Sophie Letourneur signe une critique sociale d’autant plus authentique qu’elle porte à l’écran les souvenirs de son propre couple. Aux gags efficaces, parfois burlesques, auxquels on s’attend des comédies du genre, s’ajoutent des observations justes, empreintes d’autodérision, sur la dérive d’un couple de Parisiens insupportables, incapables de se supporter eux-mêmes.