«The Blair Witch Project»: 25 ans d’effroi au fond des bois
La série A posteriori le cinéma se veut une occasion de célébrer le 7e art en revisitant des titres phares qui fêtent d’importants anniversaires.
En 1994, trois étudiants en cinéma s’aventurèrent dans une forêt du Maryland afin d’y tourner un documentaire sur la sorcière hantant supposément l’endroit. On ne les revit jamais. Un an plus tard, la découverte de leur caméra permit d’en savoir davantage sur leur destin funeste. Lorsque The Blair Witch Project (Le projet Blair) eut sa première au festival de Sundance en janvier 1999, il y a 25 ans, une large part du public crut à un documentaire monté à partir du matériel filmé par les malheureux étudiants. C’est qu’en amont, une habile et novatrice campagne promotionnelle s’était assurée qu’il en soit ainsi. Tourné pour un montant initial de 35 000 dollars américains, le film en rapporta 250 millions, et révolutionna non seulement le cinéma d’horreur, mais la manière d’envisager la réalité.
La mystification fut méthodiquement orchestrée. Dans un article célébrant les vingt ans du film, Steve Rose résume dans The Guardian : « Les créateurs Daniel Myrick et Eduardo Sánchez ont réalisé un court documentaire destiné aux investisseurs, présentant la mythologie [du film] et la disparition des trois étudiants comme s’il s’agissait d’une histoire vraie. Ils ont adopté la même approche en ligne, créant de faux sites Internet, des extraits de bulletins de nouvelles, des coupures de journaux et des rapports de police, des interviews… Un site a été mis en ligne en juin 1998, six mois avant la première du film à Sundance, où les réalisateurs ont distribué des dépliants sur les personnes disparues. »
Avant que l’expression ne soit consacrée, The Blair Witch Project devint « viral ». Il faut comprendre qu’à l’époque, Internet était une invention récente, et les réseaux sociaux n’existaient pas. Quant à la notion de fausse nouvelle, ou « fake news », sur laquelle reposait au fond la promotion du film, elle ne faisait pas partie du paysage médiatique.
En d’autres mots, la majorité des gens croyait encore à ce qu’elle lisait sur Internet.
« De nombreux cinéphiles pensaient que le film était un documentaire, poursuit Rose. Le film reste l’un des plus délicieusement effrayants qui soient, et son ingénieux concept l’obligeait à enfreindre toutes les règles : pas de scénario, pas d’effets chocs, pas de musique, pas d’équipe professionnelle, pas d’effets spéciaux, pas même de sorcière. Ce dont le film disposait toutefois, et cela passe souvent inaperçu, c’était trois acteurs totalement convaincants. »
Et pour cause : ces derniers — Heather Donahue, Michael Williams, et Joshua Leonard — vécurent un tournage éprouvant, conçu pour les rapprocher, autant que possible, de leurs personnages respectifs (qui portent d’ailleurs leurs vrais prénoms).
En entrevue à Entertainment Weekly dix ans après la sortie, Eduardo Sánchez révèle : « Nous n’avions [écrit] aucun dialogue, car nous voulions une improvisation complète. Nous avons décidé de laisser les acteurs dans les bois et de les diriger à distance. Nous avons développé ce système où nous leur laissions des notes dans des petites boîtes de films 35 mm, et ces notes contenaient des informations logistiques sur où faire de la randonnée et à quelle heure se rendre à un certain endroit que nous avions déjà entré dans leurs unités GPS. Nous leur fournissions des notes sur les personnages, comme “Heather me rend fou” ou “Tu dois t’éloigner de Mike” ou “Josh perd lentement la raison”. Et puis nous les laissions aller. Nous leur fournissions des cassettes et des piles neuves, et nous leur donnions de la nourriture. Vers la fin du tournage, nous avons commencé à les priver de nourriture : le dernier jour, ils vivaient essentiellement d’une banane et d’un peu de jus. »
D’aussitôt préciser Sánchez : « Notre producteur, Gregg Hale, était dans l’armée et avait suivi une formation dans les forces spéciales. Il dirigeait donc toute la partie « veiller à la sécurité des acteurs », et avait déterminé des itinéraires de secours pour tous les lieux. [Les acteurs] avaient un talkie-walkie avec eux. S’ils avaient besoin de quelque chose, il leur suffisait d’appeler. »
Une expérience viscérale
Il en résulta un « documenteur » d’une efficacité diabolique. En 2019, Jake Kring-Schreifels rappelle dans le New York Times : « Ce qui a finalement émergé — un long métrage composé de scènes assemblées de séquences vidéo personnelles tremblotantes — rendit la disparition des trois personnages d’autant plus authentique et terrifiante. »
« Tremblotantes » est en l’occurrence le qualificatif approprié pour parler des images maintes fois imitées par la suite. Si ce parti pris fauché augmentait l’impression d’authenticité, il était surtout inducteur de nausée, rendant l’expérience encore plus « physique », et donc, viscérale.
À cet égard, Roger Ebert, qui en 1999 accorda une note parfaite au film, revient dans sa critique sur un gros plan devenu emblématique : « Finalement, l’attitude courageuse [d’Heather] se désintègre dans un plan remarquable lors duquel elle filme ses propres excuses (je me suis souvenu des notes du carnet de l’explorateur Robert Scott alors qu’il mourait de froid en Antarctique). À une époque où les techniques numériques peuvent presque tout nous montrer, The Blair Witch Project nous rappelle que ce qui nous fait vraiment peur, c’est ce que nous ne pouvons pas voir. »
S’ensuivit une petite révolution au sein du cinéma d’horreur. Dans son ouvrage Found Footage Horror Films: Fear and the Appearance of Reality, Alexandra Heller-Nicholas explique : « Depuis aussi loin que le radiothéâtre The War of the Worlds [La guerre des mondes], d’Orson Welles, les produits d’horreur fictifs (ou hybrides) dotés d’une patine de “vérité” ont progressivement développé un système formel qui signifie “le réel”. Le vernis d’authenticité du sous-genre horrifique du “found footage” [ou “images trouvées”] est le résultat d’un code formel qui s’est développé au fil du temps. »
Mentionnant Cannibal Holocaust (Ruggero Deodato, 1980) comme documenteur précurseur, l’autrice estime que The Blair Witch Project a donné naissance à la version contemporaine du found footage, dont les ersatz pullulent sur les plateformes numériques : « La création de YouTube en 2005 et son essor spectaculaire en 2006 ont suscité un goût croissant pour les médias amateurs, qui à leur tour ont vu une augmentation en 2007 de la production de films d’horreur found footage avec l’apparition de [rec] (Jaume Balagueró et Paco Plaza), Diary of the Dead (George A. Romero), et Cloverfield, à l’aube de 2008. Jumelés à YouTube, ces films ont en retour ouvert la voie au succès phénoménal de Paranormal Activity (Activité paranormale, Oren Peli ; tourné en 2007, mais sorti en salle en 2009). »
Bouillie post-factuelle
Cela étant, l’influence de Blair Witch Project dépasse les frontières du cinéma d’horreur, voire du cinéma, point. Certes, les bonzes d’Hollywood ont à l’évidence vite compris le pouvoir promotionnel d’Internet, mais ils ne sont pas les seuls à avoir pris note de la démonstration de Daniel Myrick et Eduardo Sánchez.
Dans son article du Guardian, Steve Rose pose la question en ces termes : « En examinant notre actuelle bouillie post-factuelle de fausses nouvelles, de théories du complot, de mythologies fabriquées et de sources peu fiables, la confiance dans les “trucs lus sur Internet” est au plus bas. Se pourrait-il que quelqu’un ait remarqué l’efficacité de la campagne virale de Blair Witch, basée sur le mensonge, la peur et la crédulité, et ait décidé que celle-ci était trop belle pour simplement promouvoir des films ? »
Dès lors, on peut se demander si les créateurs de Blair Witch Project n’ont pas joué, bien malgré eux… les apprentis sorciers.
Le film The Blair Witch Project est disponible sur plusieurs plateformes.