Un vote qui vient de loin
Dimanche, dans la petite ville portuaire de Fécamp, en Normandie, il fallait voir les familles qui descendaient la côte du Val-Criquet. Un trafic insolite pour un dimanche matin. Les parents étaient accompagnés de leurs enfants. Comme une sorte de force tranquille, la paisible cohorte se dirigeait vers le pont Gayant, qui relie les deux parties de la ville et près duquel se dresse l’école Jean Lorrain. En ce petit matin frisquet, la queue s’allongeait déjà devant le bureau de scrutin.
Jamais depuis 25 ans les Français ne s’étaient autant déplacés pour des législatives. Il y avait là des gens qui n’avaient peut-être pas voté depuis une décennie et qui ne croyaient plus à la politique depuis belle lurette. « Le moment est grave », disait un ancien marin à la peau burinée, inquiet de l’insécurité qui s’abat aujourd’hui sur sa petite ville. Quoi qu’on pense du résultat de dimanche, c’est une gigantesque marée populaire qui s’est déplacée pour propulser en tête le Rassemblement national (RN) dans toute la France, à l’exception des populations privilégiées des grandes villes. Comme une vague de fond venue ébranler les dernières balises de cette fin de régime.
Peu importe qui l’emportera dimanche prochain, ce vote n’a rien d’une houle passagère. Il vient des profondeurs du pays et exprime la voix de ceux qu’on entend peu, ou qu’on n’entend pas, dans les médias. Dimanche, les Français ont exprimé une colère sourde face à une classe politique qui regarde ailleurs et qui est plus à l’aise dans les grands hôtels de Londres et de Berlin que dans les villages de la Creuse.
Ce résultat signe d’abord la fin du macronisme, ce mondialisme heureux à saveur technocratique dont les représentants n’ont fait élire que deux députés au premier tour et se préparent à voir tomber leurs principaux ténors dimanche prochain. Ceux du moins qui n’ont pas encore déserté. Pour un parti qui avait promis d’« en finir avec l’extrême droite », la défaite est cinglante. Dans ce champ de ruines, la fuite en avant choisie par le président laisse deux France « face à face », comme l’avait prédit l’ancien ministre de l’Intérieur et maire de Lyon Gérard Collomb.
Cette élection signe ensuite non seulement le retour en force de la politique et de l’opposition droite-gauche, mais un irrépressible besoin d’alternance face à une classe politique inamovible qui s’échange les postes comme le feraient de vieux copains d’université. On oublie parfois qu’Emmanuel Macron a été le conseiller et le ministre des Finances de François Hollande à partir de 2012 avant d’être élu presque miraculeusement en 2017, son adversaire, François Fillon, étant brusquement déstabilisé par une affaire judiciaire. En 2022, il sera réélu sans faire campagne grâce à la guerre en Ukraine. Or, ces douze ans de pouvoir ont vu exploser l’insécurité et l’immigration de masse, mais aussi à un niveau stratosphérique la dette et les déficits publics, que ce jeune génie de la finance avait pourtant promis de maîtriser.
Le président souhaitait une « clarification ». La voilà ! Dimanche soir, le pays était déjà passé à autre chose. Il était frappant de voir une Marine Le Pen aux allures présidentielles et un Jordan Bardella qui se voulait rassurant, tous deux confiants dans le fait de représenter, et de très loin, le premier parti de France. Un parti qui n’est plus depuis longtemps celui de la colère, mais qui achève dans la précipitation et la confusion sa transformation en parti de gouvernement. Est-ce la fin du cordon sanitaire qui identifie depuis si longtemps une majorité de Français à des pestiférés ? On le saura dimanche.
Le contraste était saisissant entre cette jeune garde montante et Jean-Luc Mélenchon, sur scène flanqué de sa députée européenne Rima Hassan portant le keffieh. Place de la République, dans ce qui avait l’air d’une manifestation estudiantine, les tricolores étaient noyés dans les drapeaux palestiniens pendant que Mélenchon scandait cette phrase venue d’un autre âge : « Le monde entier aime la France révolutionnaire ! »
Le président a eu beau dénoncer l’« immigrationnisme », le « communautarisme » et l’« antisémitisme » du Nouveau Front populaire, c’est pourtant avec lui qu’il a décidé le soir même de « faire barrage » au RN. Le premier ministre, Gabriel Attal, n’avait-il pas déclaré lors de sa nomination que tous les partis de l’hémicycle faisaient dorénavant partie de « l’arc républicain » ? Peu importe. La décision paraît d’autant plus grotesque que cet hétéroclite front de gauche rassemble aussi bien François Hollande qu’un candidat antifa fiché par les services de renseignement, Raphaël Arnault condamné pour violences en réunion. Une condamnation dont il a fait appel. Sans oublier le Nouveau Parti anticapitaliste, un de ces innombrables groupuscules marxistes sortis tout droit d’un musée de la préhistoire.
Étrange couple que ce président narcissique allié au vieux stratège Mélenchon. Les deux font le même calcul d’une Assemblée ingouvernable où, même si le RN décroche plus d’élus, aucune majorité absolue ne se dégagera. Cela annonce soit un an de chaos parlementaire, puisqu’une nouvelle dissolution ne sera pas possible avant 12 mois, soit une élection présidentielle précipitée pour sortir de la paralysie. Le président n’a plus à prouver qu’il est devenu maître dans le maniement de ce genre de « grenade dégoupillée ».
Malheureusement, les fins de régime ne sont jamais simples, la violence demeurant le plus souvent, comme disait Marx, « l’accoucheuse de l’histoire ». Dimanche dernier, le petit peuple de Fécamp était convaincu que l’alternance viendrait, que ce soit dimanche prochain ou dans trois ans. Si elle ne vient pas, personne ne peut encore imaginer dans quel chaos sombrera la France.
Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.