Truffaut enquête

J’ai tardé à me lancer dans la lecture du dernier livre de Serge Truffaut, Memorandum Powell (Éditions Somme toute, Montréal, 2024, 176 pages), parce que je crains les ouvrages qui se présentent comme des docufictions.

 Le genre, en effet, m’embête un peu. Son but est de révéler des informations épineuses, mais on ne sait jamais vraiment si ces dernières relèvent du documentaire ou de la fiction.

En même temps, le docufiction, s’il est bien construit, peut donner de l’élan au genre documentaire. Une enquête sur les sources de la fielleuse droite trumpiste ou de ses semblables ailleurs dans le monde, c’est austère. Avec une légère fictionnalisation, ça passe peut-être mieux.

C’est le pari que relève adroitement l’ex-éditorialiste en affaires internationales du Devoir dans son Memorandum Powell. D’où viennent, se demande-t-il, les attaques portées contre le « monde dit libre et démocratique au cours des 30 ou 40 dernières années » ? Peut-on identifier « un texte qui serait à l’origine du “trumpisme”, du Tea Party, de la métamorphose du Parti républicain en caisse de résonance des outrances qui, à une époque pas si lointaine, auraient été qualifiées de totalement déglinguées par l’ensemble de la classe politique » ?

Pour mener l’enquête librement, Truffaut invente un cadre fictif minimaliste. Roland Lautenbacher, un Montréalais d’origine ukrainienne, horrifié par la montée d’une droite de plus en plus extrême aux États-Unis et ailleurs, confie à Christian Cioban, une sorte de « détective privé des idées », le mandat de remonter à la source de cette dérive idéologique.

Ces deux personnages, qui aiment le jazz et qui prennent un peu trop plaisir à nous faire savoir qu’ils sont gastronomes, résument l’aspect fictif du livre. Tout le reste, ou presque, c’est-à-dire à l’exception des experts qu’ils consultent — journalistes, professeurs, syndicalistes, militants de gauche — et à qui Truffaut a donné des noms de grands du jazz américain, est vrai, selon les vérifications que j’ai faites.

Avant de se lancer sur les routes américaines pour découvrir le pot aux roses, Cioban passe par l’Université McGill, où un historien de l’économie lui explique qu’on ne peut comprendre la dérive trumpiste sans passer par le règne de Ronald Reagan, président des États-Unis de 1981 à 1989.

C’est avec lui « que la dérèglementation de la force publique, de l’État, pour ne pas dire sa destruction », commence. Reagan déteste le gouvernement, surtout les impôts et les taxes qui servent à répartir la richesse. Il s’attaque violemment aux syndicats et déréglemente à tour de bras pour laisser le champ libre aux grandes entreprises et aux ultrariches.

Le noeud de l’histoire ne relève pas de la fiction. Il s’agit, nous apprend Truffaut, d’un « texte écrit en 1971 par un avocat qui s’appelle Lewis F. Powell Jr. et qui s’intitule tout simplement Powell Memorandum ». Le Powell en question est un avocat d’affaires qui a notamment défendu les intérêts des compagnies de tabac.

Dans les années 1960, les capitalistes américains s’inquiètent. L’époque est à la contestation : les ghettos noirs se révoltent, les étudiants manifestent contre les interventions américaines au Vietnam et au Cambodge et les jeunes, à Woodstock, rejettent l’ordre établi.

Pire encore, un livre de l’avocat Ralph Nader devient immensément populaire en dénonçant les mensonges de l’industrie automobile et un essai de la biologiste Rachel Carson dévoile les dangers des pesticides. Le capitalisme est menacé.

La Chambre de commerce des États-Unis demande donc à Powell d’orchestrer une contre-attaque. Son document deviendra « le socle idéologique sur lequel le Parti républicain et les élites économiques » fonderont « leur guerre contre tout ce qui ressemble de près comme de loin aux politiques défendues par le centre et le centre gauche ».

Powell prône une guerre idéologique tous azimuts dans les universités, dans les médias, dans l’administration publique, dans le milieu intellectuel et par l’activisme judiciaire contre tout ce qu’il assimile au socialisme. Deux mois plus tard, il sera nommé à la Cour suprême.

Des milliardaires libertariens d’extrême droite comme les Coors, Koch et Mercer appliqueront le programme de Powell en finançant des fondations — notamment la Heritage Foundation et le Cato Institute — engagées dans la guerre contre les idées de gauche : les réglementations financières et environnementales, la thèse du réchauffement climatique, les droits civiques, l’imposition des riches, les programmes sociaux et l’esprit social-démocrate du New Deal.

Force est de constater que ça a marché quand on voit l’inquiétant état actuel de la démocratie américaine, dont les métastases se répandent un peu partout, même au Québec et au Canada. Le docufiction de Truffaut, finalement, illustre surtout la triste vérité.

Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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