Sommes-nous prêts?

Je vous avoue que j’ai beaucoup de difficulté à me sentir émotionnellement investie dans le cycle de nouvelles canadien (surtout anglophone) qui tourne largement autour de la crise de leadership de Justin Trudeau depuis la défaite libérale dans Toronto-St. Paul’s. Vu mon travail, cette désaffection mérite d’être interrogée.

Ce n’est pas que je me foute de la politique fédérale, bien au contraire. C’est plutôt qu’il y a cette manière habituelle, voire culturelle, de cloisonner l’intérieur et l’international dans l’analyse politique qui déclenche chez moi une réaction viscérale de plus en plus proche de la claustrophobie.

Pour décrire ce côté profondément insulaire de la politique canadienne, on parle souvent de la « bulle » d’Ottawa. Cette bulle me fait de plus en plus l’impression d’un bunker. Je ne sais pas comment on fait pour regarder les Américains sélectionner pour nous l’homme politique le plus puissant du monde entre un criminel mythomane et un homme qui peine à formuler des phrases complètes — et ensuite parler de politique canadienne comme si nous vivions dans une autre galaxie, complètement hermétique. Je ne sais pas comment on peut regarder l’extrême droite non seulement prendre d’assaut la France, mais prendre de l’ampleur partout en Europe — et ensuite commenter notre théâtre partisan comme si les démocraties du G7 n’étaient pas sous tension comme jamais. Je crois que d’un point de vue éthique, il devient de plus en plus irresponsable, voire inexcusable, de se complaire ainsi dans la « bulle ».

Si les mots sont durs, c’est parce que la situation est grave. 2024 est une année électorale historique : plus de la moitié de la population mondiale vit dans des pays où on se sera rendu aux urnes avant la fin décembre. La crise des médias traditionnels ainsi que la montée en puissance des médias sociaux et de l’intelligence artificielle influent sur notre rapport à la vérité et sur la capacité des démocraties à subsister dans un espace de rationalité. Durant cette année électorale, les conséquences de ces transformations prennent forme sous nos yeux. Et on voudrait parler de l’impopularité de Justin Trudeau et de la montée de Pierre Poilievre en faisant abstraction du reste de la planète ?

Mardi, le collègue Jean-François Nadeau était en pleine forme. Il nous a donné un bel exemple du calibre d’analyse dont on a besoin pour donner un sens à notre monde en 2024 : parler d’idées et pas seulement des derniers « développements », et tracer les liens nécessaires entre le passé et le présent, l’ici et l’ailleurs. En bref, on pète la « bulle ».

Nadeau a notamment écrit que Poilievre « profite en partie d’un contexte mondial délétère pour s’autoriser à multiplier des coups de gueule dignes, parfois, de chats de ruelle ». On présume qu’on parle ici du climat au parlement en général, et du ton — nommons bien les choses — absolument dégueulasse à la période de questions. Le mépris envers les journalistes ouvertement affiché et le refus grandissant de s’adresser aux médias traditionnels annoncent une fissure profonde dans la santé du débat public canadien.

Mais il y a plus. Mardi, dans le Toronto Star, Bruce Arthur a mis en lumière les attaques personnelles grandissantes de Pierre Poilievre contre des citoyens dont l’expertise contredit des propositions conservatrices. Si des médecins, des fonctionnaires, des professeurs d’université peuvent devenir la cible d’insultes s’approchant du harcèlement de la part du probable futur premier ministre du Canada, le coût de l’expression et donc de la participation citoyenne libre vient d’augmenter radicalement.

Bien sûr, ce sont là des procédés qui minent déjà la démocratie américaine, le débat public français, et bien d’autres nations encore. C’est pourquoi la bulle d’Ottawa me semble si dangereuse. En éteignant la partie de notre conscience qui s’intéresse au monde le temps de parler de politique canadienne, on se garantit de reproduire les erreurs américaines, françaises et autres, avec quelques années, voire quelques mois de décalage. On s’arrange pour devenir — ou rester ? — une piètre succursale du bloc des démocraties libérales en déclin.

Pour donner du sens à ce qui nous arrive, il est impératif de rehausser le niveau moyen d’analyse, sur toutes les plateformes. On ne peut plus se permettre de parler de politique avec le détachement et la rigolade bon ton qui seraient de mise si les partis étaient des équipes de hockey dont on cherchait à faire le pronostic pour les séries éliminatoires. Pas lorsqu’on patauge dans le mensonge, les attaques contre les droits et libertés de la personne, ou la défense d’une guerre qui tue, mutile et affame les enfants à un rythme record.

Il nous faut faire bien plus de place à l’analyse profonde, et bien moins à l’anecdote du jour et à nos prédictions sur l’anecdote du lendemain — à l’écrit, à la radio, à la télévision, sur le Web. Les médias eux-mêmes traversent des transformations qui ne rendent pas la tâche facile. Mais nommons tout de même l’un des principaux obstacles à la hauteur du débat public, soit l’idée, trop répandue chez nos élites culturelles, que « les gens », « la madame au Saguenay », « le monsieur pogné dans son char à Terrebonne » n’ont pas envie de se « casser la tête » avec du contenu trop complexe. Le mépris de classe suinte de partout.

Je suis plutôt profondément convaincue que « les gens » ont envie, non, ont fondamentalement besoin de comprendre le mieux possible le monde qui les entoure. Alors que les démocraties se fissurent, cette routine du nivellement par le bas nous mène à notre perte. L’habitude de la pensée critique, c’est ce qui fait s’entraîner les peuples à résister à la manipulation, au mensonge, à l’assèchement de la compassion et à la mort de la conscience de notre humanité partagée.

Je profite de l’été pour le rappeler, au cas où il serait encore temps — à la manière des démocrates américains — de se faire des rencontres stratégiques d’urgence, et me demander si l’on est vraiment si prêts que ça pour la rentrée médiatique et politique de l’automne.

Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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