L’ombre de Gaza
Les libéraux de Justin Trudeau ont attendu la dernière minute avant de déclencher une élection complémentaire dans la circonscription de Toronto–St. Paul’s, laissée vacante depuis la démission de l’ancienne ministre Carolyn Bennett, en décembre dernier. Le scrutin du 24 juin prochain dans cet ancien château fort rouge suscite de vives inquiétudes au sein des troupes libérales. Une défaite dans St. Paul’s, à peine un an avant les élections générales, ébranlerait encore plus la confiance en leur chef, qui persiste à se présenter comme l’homme de la situation après neuf ans au pouvoir.
Située au coeur de la Ville Reine, la circonscription de St. Paul’s comprend le quartier ultrariche de Forest Hill, où les p.-d.g., les banquiers et les avocats les plus en vue de Bay Street élisent domicile. Les conservateurs n’y ont pas gagné depuis l’époque de Brian Mulroney. Une victoire conservatrice le 24 juin prochain constituerait une percée hautement symbolique susceptible de galvaniser le chef, Pierre Poilievre, et ses troupes. Les conservateurs ne détiennent actuellement aucun siège à Toronto. Leur retour dans la métropole canadienne marquerait une étape importante vers la victoire en 2025.
L’élection complémentaire dans St. Paul’s attire aussi l’attention des stratèges de tous les partis politiques pour une autre raison. Plus de 15 % des électeurs y sont juifs, ce qui place St. Paul’s au quatrième rang des circonscriptions canadiennes comptant le plus grand nombre d’électeurs juifs. Celle-ci arrive après Thornhill, en banlieue nord de Toronto, Mont-Royal, sur l’île de Montréal, et Eglinton–Lawrence, à Toronto. Or, la communauté juive canadienne montre de plus en plus d’insatisfaction à l’endroit du gouvernement de M. Trudeau depuis le début de la guerre à Gaza. L’abandon par le Canada de son appui quasi inconditionnel envers Israël devant l’Organisation des Nations unies est fortement dénoncé par les principaux organismes juifs du pays.
Le Canada s’est abstenu lors d’un vote le 10 mai dernier sur la reconnaissance de la Palestine comme État membre de l’ONU, alors qu’il avait toujours voté contre de telles résolutions par le passé. Le gouvernement israélien du premier ministre Benjamin Nétanyahou « a clairement indiqué, tant dans ses paroles que dans ses actions, qu’il rejetait la solution à deux États », a déclaré Affaires mondiales Canada en expliquant le changement du cap. « Nous croyons qu’il faut continuer à progresser vers l’autodétermination des Palestiniennes et des Palestiniens… Le Canada est prêt à reconnaître l’État de Palestine au moment le plus propice à l’établissement d’une paix durable, pas nécessairement à l’étape ultime du processus. »
Toutefois, le refus du gouvernement Trudeau d’aller plus loin en reconnaissant tout de suite un État palestinien, comme l’ont fait cette semaine l’Espagne, la Norvège et l’Irlande, irrite au plus haut degré les représentants de la communauté musulmane canadienne. Tout comme les réticences de M. Trudeau et de la vice-première ministre, Chrystia Freeland, à appuyer la demande du procureur en chef de la Cour pénale internationale (CPI), Karim Khan, qui a cette semaine réclamé des mandats d’arrêt contre M. Nétanyahou et son ministre de la Défense, Yoav Gallant, pour crimes de guerre, de même que contre trois dirigeants du Hamas. La sortie de M. Khan crée un fort malaise au sein du gouvernement Trudeau, ce qui ne l’aide pas à formuler une réponse qui puisse satisfaire tout le monde.
En effet, les libéraux perdent des plumes auprès des électeurs juifs et musulmans depuis l’attaque du Hamas en Israël, le 7 octobre dernier. L’impopularité généralisée du gouvernement Trudeau y est sans doute pour quelque chose, mais la flambée autour de la question israélo-palestinienne contribue certainement à sa chute dans les intentions de vote. Selon un sondage de l’Institut Angus Reid, les conservateurs détiennent une avance de neuf points de pourcentage sur les libéraux auprès des électeurs juifs, avec l’appui de 42 % d’entre eux, comparativement à 33 % pour les troupes de M. Trudeau. Bien qu’il s’agisse d’un écart deux fois plus petit que l’avance de vingt points des conservateurs pour l’ensemble des électeurs canadiens, c’est néanmoins un revers qui menace les libéraux dans St. Paul’s, Mont-Royal et Eglinton-Lawrence. Les conservateurs détiennent déjà Thornhill, où la cheffe adjointe du parti, Melissa Lantsman, est presque assurée de la victoire en 2025.
Chez les électeurs musulmans, les libéraux sont à la traîne de dix points derrière le Nouveau Parti démocratique, toujours selon Angus Reid, avec l’appui de 31 % des électeurs de cette communauté, contre 41 % pour le NPD. Parmi tous les groupes religieux sondés par Angus Reid, il s’agit du plus fort appui pour le parti de Jagmeet Singh. C’est deux fois plus que les intentions de vote qu’il récolte à l’échelle nationale. Les néodémocrates étaient à l’origine d’une motion débattue à la Chambre des communes en mars qui demandait au gouvernement fédéral de reconnaître immédiatement l’État de Palestine. Les libéraux avaient réussi à faire amender la motion en appelant plutôt à la poursuite des travaux « en vue de l’établissement de l’État de Palestine dans le cadre d’une solution négociée à deux États ». M. Singh a sommé le gouvernement Trudeau d’appuyer M. Khan et sa demande de mandat d’arrêt contre M. Nétanyahou.
Le Canada comptait plus de 1,8 million de musulmans, contre 335 000 juifs, lors du dernier recensement en 2021. Selon une analyse de l’ancien haut fonctionnaire fédéral Andrew Griffith, 109 circonscriptions canadiennes comptent entre 5 % et 20 % de résidents musulmans ; et il y en a six où les musulmans comptent entre 20 % et 50 % de la population. Le poids politique des électeurs musulmans dépasse maintenant celui des électeurs juifs. Preuve du pétrin politique dans lequel ils se trouvent plongés depuis le 7 octobre, les libéraux de Justin Trudeau n’ont plus la cote ni chez les premiers ni chez les seconds.
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