La ligne rouge n’existe pas

L’horreur absolue nous attendait lundi au réveil, sous forme d’images en provenance de Rafah. Un camp de réfugiés bombardé en pleine nuit, dans une zone désignée « sûre ». Des tentes qui s’embrasent, des enfants brûlés vifs, démembrés, décapités ; des tentes qui fondent et avec eux, les corps, a-t-on rapporté. Ce sont des images qui ne s’oublient pas. Inoubliables et inexcusables, peu importent les circonstances. Rien ne justifie un déni d’humanité aussi radical. Rien.

La communauté internationale s’est aussitôt montrée stupéfaite. Quelques jours après le jugement rendu par la Cour internationale de justice (CIJ) ordonnant à Israël de cesser l’assaut en cours et de retirer ses troupes de Gaza, et le dépôt des demandes de mandats d’arrêt visant Benjamin Nétanyahou et son ministre de la Défense, Yoav Gallant, devant la Cour pénale internationale (CPI), l’attaque apparaît comme un affront direct.

Le premier ministre Nétanyahou s’est bien sûr défendu en plaidant l’erreur, et en rappelant que ses troupes faisaient tout leur possible pour éviter de toucher les civils non combattants. Les forces israéliennes ont ensuite déclaré qu’elles avaient en réalité ciblé Rafah avec des « armes de précision », mais que, malheureusement, un réservoir de carburant avait ensuite pris feu, expliquant le campement ravagé.

Comme si c’était la première fois, dans le cadre de ce conflit, que des civils ont été directement ciblés, ou balayés avec indifférence dans la catégorie des dommages collatéraux. Après tout, les accusations de crimes de guerre visant les forces israéliennes se multiplient depuis sept mois et, bien que l’examen de ces allégations se poursuive, l’impuissance du droit international humanitaire à prévenir les crimes contre l’humanité et à protéger les civils est éclatante, douloureuse.

Voilà ce qui ajoute à l’horreur du massacre de Rafah : le caractère purement symbolique de l’indignation exprimée par la communauté internationale. Cette semaine, plusieurs acteurs ont condamné l’attaque dans les termes vides dont nous avons l’habitude.

La ministre des Affaires étrangères Mélanie Joly a déclaré que le Canada ne soutenait pas les opérations militaires à Rafah, et ordonné que cesse toute cette « souffrance humaine ». Le président français, Emmanuel Macron, s’est dit indigné, et en a appelé à la fin de ces opérations.

Le procédé est devenu redondant. On clame haut et fort qu’Israël doit respecter le droit international, mieux protéger les civils. On tape du pied, on fait de gros yeux, et puis : rien. Aucune sanction, aucune pression diplomatique ou géopolitique réelle. Là où ça compte — le soutien financier et militaire —, le champ reste libre.

Évidemment, les États-Unis ferment les yeux sur l’horreur, continuant d’excuser leur indéfectible allié. Au début du mois de mai, le président Joe Biden avait déclaré qu’une invasion de Rafah franchirait une « ligne rouge » au-delà de laquelle les États-Unis ne pourraient plus poursuivre l’envoi d’artillerie et de bombes aux forces israéliennes. Or, au lendemain du massacre de Rafah, la réponse étasunienne est demeurée molle. M. Biden a lancé un appel à la mesure et aux précautions, sans plus.

Pendant ce temps, l’adversaire politique du président, l’ex-candidate à l’investiture républicaine et partisane de Donald Trump Nikki Haley, relayait sur X sa dédicace apposée sur un obus israélien, lors d’une visite sur le site du festival Nova, ciblé le 7 octobre par l’attaque du Hamas : « Finish them all ! USA [coeur] Israel ».

Cette approbation, tacite ou explicite, d’un massacre ignoble confirme ce qu’on savait déjà : pour les États-Unis, et avec eux l’ensemble de l’Occident, la ligne rouge n’existe pas. La violence permise à l’endroit des Palestiniens semble illimitée, sans bornes.

La faillite morale des États est entière et consommée. Ce n’est pas pour rien que, face à cela, la pression monte au sein de la société civile. Par exemple, dans la foulée du massacre de Rafah cette semaine, des émeutes ont éclaté à Mexico, lors d’un rassemblement devant l’ambassade israélienne.

Chez nous, la pression exercée sur les établissements universitaires par les campements étudiants fait bel et bien bouger les lignes. Pas beaucoup, pas assez, mais ça bouge. Auparavant, les universités ne disaient rien sur la conduite d’Israël dans ce conflit ; pas un mot sur leurs liens financiers avec Israël, pas un mot sur le sort réservé aux Palestiniens. Or, les voilà engagées dans des négociations avec les personnes étudiantes mobilisées.

L’Université du Québec à Montréal (UQAM) s’est engagée cette semaine à adopter une série de mesures visant à retirer ses investissements profitant à des compagnies d’armements et à assurer que ses partenaires institutionnels respectent les droits humains, en échange du démantèlement du campement sur son terrain. À McGill, même si le ton reste dur, force est de constater que l’on discute désormais du fond de l’affaire, et plus seulement des formalités liées au campement. Nous sommes évidemment bien loin d’un renversement du rapport de force à grande échelle, mais ce n’est pas rien.

Depuis quelques semaines, une phrase circule beaucoup sur le Web : les peuples colonisés se voient dans le peuple palestinien, tandis que les puissances coloniales se reconnaissent en Israël, et tremblent. Cela explique sans doute l’absence totale de leadership politique sur cet enjeu ; un mélange de peur et de mauvaise conscience. Or, c’est aussi dire que c’est la pression populaire qui changera la donne.

Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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