La fête de rue

«Au sport organisé, on pourrait opposer un concept que j’ai envie d’appeler sport improvisé. N’importe quel ballon devient une occasion de bouger.»
Photo: iStock «Au sport organisé, on pourrait opposer un concept que j’ai envie d’appeler sport improvisé. N’importe quel ballon devient une occasion de bouger.»

Avant de mener le Canadien de 1989 en finale de la Coupe, Pat Burns (1952-2010) avait été policier à Gatineau. Un jour qu’un bon citoyen de cette localité avait décroché son téléphone pour se plaindre des jeunes qui jouaient au hockey dans sa rue, c’est lui qui fut chargé d’intervenir. Le citoyen dut bientôt rappeler au poste. On vient juste de vous envoyer un agent, lui fit-on remarquer. Ouais, mais le problème, c’est que votre agent, il a un bâton de hockey dans les mains, en ce moment…

Presque trop belle pour être vraie, l’anecdote est probablement apocryphe. Elle n’en offre pas moins un contrepoids moral bienvenu à ces histoires d’édiles municipaux assez stupides pour exiger, d’une bande de gamins, des formalités bureaucratiques dignes d’une caricature de régime communiste, et de court de basket extérieur fermé parce que des jeunes qui s’amusent dehors, c’est tellement bruyant. Beaucoup plus que l’autoroute à quelques mètres de laquelle on bâtit tous ces quartiers de petites maisons où il fait bon s’isoler sur son téléphone ou sur sa tablette.

La rue où vit mon beau-père, elle, porte encore le nom d’un suppôt de l’Empire britannique doublé d’un précurseur de la guerre bactériologique, mais ce n’est pas pour commémorer le général Amherst que, par ce beau samedi du mois de juin, ses quelques centaines de mètres étaient fermées à la circulation automobile par des barrières orange installées aux deux bouts. C’était plutôt pour célébrer le caractère communautaire d’une voie publique où les « hommilistes » (merci Réjean Ducharme), nom que portent les autos qui possèdent leur conducteur plutôt que l’inverse, voient d’habitude un moyen d’aller d’un point A à un point B, alors que pour les habitants des berges de cette petite rivière d’asphalte, c’est leur milieu de vie. Encore cette année, une initiative citoyenne était à l’origine de cette occupation festive et bon enfant d’un espace urbain, ce partage territorial pacifique, populaire : notre fête de rue.

Entre ces quelques résidences du Vieux-Nord de Sherbrooke, un esprit ludique s’était emparé de la chaussée. Non loin d’où je me tenais, un panier de basketball montait la garde au bord du trottoir. Quelques mètres plus loin, deux buts munis de filets attendaient les Bobrovsky locaux du hockey de rue, ou bien les tirs cadrés de n’importe quel émule de Kylian Mbappé. Encore plus loin, deux filets de badminton partageaient la rue et j’apercevais une table de ping-pong à l’arrière-plan. Sans parler des balançoires apparues sur une pelouse et des jeux gonflables pour les tout-petits.

Des ballons de football, de soccer et de basket et une brassée de bâtons de hockey faisaient partie des équipements laissés à traîner le long des trottoirs, prêts à servir. Au sport organisé, on pourrait opposer un concept que j’ai envie d’appeler sport improvisé. N’importe quel ballon devient une occasion de bouger.

En un geste devenu presque naturel avec le temps, j’ai ramassé le ballon de football et positionné rapidement mes doigts le long de la couture avant d’effectuer une courte passe à mon grand gars planté les bras ballants pas très loin. Il m’a rendu la politesse et c’était parti.

Plus tard, on est passés au hockey, puis au ping-pong. Avec un peu d’imagination, n’importe qui pouvait se faire sa propre version d’un pentathlon sur ce bout de rue. À un moment donné, j’ai même vu mon JP et son cousin pratiquer un sport que je voyais pour la première fois : une variante de la crosse jouée avec une grosse balle en plastique.

Pendant un moment de relâchement, alors que la plaque des hot-dogs gracieusement fournis par l’épicerie de quartier voisine chauffait déjà, je me suis positionné à la ligne imaginaire des lancers francs, ballon de basket en main. À ma propre stupeur, mes trois premiers tirs ont trouvé le fond du panier, jouqué un peu moins haut, soyons honnête, que les 3,05 m réglementaires de la NBA. N’empêche que c’était de bon augure…

Je misais sur un certain effet d’entraînement, sur cette contagion du plaisir qui fait que le basketball produit sur moi la même sorte d’effet que le hockey de rue sur Pat Burns, alias la « Grosse Police » : juste à voir l’arc gracieux décrit par le ballon entre les poignets détendus du lanceur et l’anneau métallique, on en éprouve des picotements d’excitation au bout des doigts. Et ça n’a pas raté : Fiston et le Neveu ont retonti pour un deux contre un des familles, suivi d’une partie de 21.

Simple comme bonjour, le 21. Même moi, un croulant qui s’assume, j’ai saisi leurs explications. Un tir au rebond vaut un point, et la chance de s’aligner pour des lancers francs enchaînés de deux points chacun ; en cas de ratage, le ballon va au rebondeur. Le score du vainqueur doit être exact : celui qui dépasse 21 points repart de zéro.

Le Neveu joue au basket à l’école et ça paraît : il enchaîne les swishs — ces tirs parfaits qui s’enfoncent dans le panier sans toucher à l’arceau ni au panneau, produisant la jolie onomatopée éponyme — avec un art confondant qui sent la pratique quotidienne.

Mais voici que Tonton, rebelote, réussit ses trois premiers tirs de la ligne de lancer franc et se retrouve en tête avec huit points et le vertige des sommets en prime. Mais Neveu est vraiment bon, peut-être pas trop bon, mais tellement bon que, obligé de manquer son coup après avoir atteint la marque de 20, il rate son tir raté, enfile le ballon dans l’anneau et retombe à zéro ! Pavant ainsi la voie au Fiston qui, comme en plusieurs autres domaines, n’avait plus qu’à rattraper et à dépasser tranquillement le paternel…

Quelques jours plus tard, nous avons traîné notre filet au bord de la rue, c’était le matin, il faisait 28 degrés Celsius avec un ressenti de 38 et lui, avec son Sherwood synthétique fabriqué en Chine et payé la peau des fesses chez Canadian Tire, il me bombardait à l’aide d’une petite balle en plastique orange. Ça sentait la sueur et les vacances.

Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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