L’extrême droite n’existe pas

Lorsqu’il débarque à Montréal en 1937 pour exposer les dangers de la montée du fascisme dans le monde, l’écrivain André Malraux raconte, à ceux qui viennent l’écouter, comment un avion de son escadrille a été abattu en Espagne. Il parle de la nécessité de combattre, « pour le peuple et pour un idéal de dignité humaine ». Il fait, au passage, l’éloge de Norman Bethune, ce docteur qu’incarna Donald Sutherland au cinéma, à qui l’on doit des avancées en médecine.

Le Devoir, dans ses pages de l’époque, considère l’auteur de La condition humaine, prix Goncourt 1933, comme un vulgaire propagandiste. Les auditoires de Malraux sont à majorité anglophones, écrit Le Devoir, comme si cela discréditait sa pensée. Le quotidien Le Canada, qui assiste aux mêmes événements, offre un compte rendu différent.

Nous le savons aujourd’hui : devant la montée de l’extrême droite en Europe, qui gronde dans l’Espagne de Franco comme une répétition générale du pire, André Malraux ne se trompe pas sur la nécessité de combattre le fascisme.

Le monde canadien-français que Malraux découvre, il en parle, dans un discours prononcé à Madrid, le 7 juillet 1937. « Dans un pays des plus pauvres, plutôt dans une des contrées les plus pauvres, qui ressemble tant à l’Espagne, au Canada français où se trouvent la même misère et le même courage, j’ai parlé pour l’Espagne. » Malraux raconte encore comment un simple ouvrier canadien-français lui offrit sa montre, sa seule richesse, pour financer la lutte contre la montée de l’extrême droite.

Dans cette société canadienne-française que connaissent mes grands-parents, les revendications sociales et politiques s’accumulent en un terrible fatras. Au milieu d’une crise générale, comment s’en sortir ? Le monde d’en bas se trouve écrasé par ceux d’en haut. Pour remédier aux faiblesses du système politique dont ils font les frais, plusieurs souscrivent à l’idée de l’affaiblir davantage, au nom d’élucubrations qui montrent du doigt des boucs émissaires.

Toute ressemblance avec ce passé, il est interdit de la noter, professent aujourd’hui les nouveaux administrateurs des mêmes vieilles peurs et des mêmes vieux ressentiments qu’autrefois. Ceux-là mêmes qui affirment que l’extrême droite n’existe pas, malgré des évidences qui nous préviennent du contraire, voient en revanche poindre partout, à les en croire, les doigts crochus de mouvements de gauche.

Les néofascistes cavalcadent de nouveau, en toute liberté, dans les prairies décomplexées de la haine des étrangers et des minorités. Ils chevauchent des rhétoriques usées, où il est toujours question de culture et de civilisation, comme s’il s’agissait de statues de marbre immuables. Ils préconisent des mesures coercitives, le renforcement des pouvoirs exécutifs. Leurs mots servent à labourer un champ de bataille plutôt qu’à cultiver un espace commun. Mais surtout, n’allez pas dire que leur idéologie, leurs obsessions d’une régénération chantée sur des airs identitaires, leur volonté de stigmatiser des minorités, c’est du déjà vu, du déjà connu ! « La plus belle des ruses du Diable est de vous persuader qu’il n’existe pas », écrivait Baudelaire.

En mai dernier, les partis d’extrême droite se sont rassemblés à Madrid, à l’invitation du parti ultranationaliste Vox. À la tribune se sont succédé la cheffe de file du Rassemblement national (RN) français, Marine Le Pen, le déjanté président argentin Javier Milei, lequel est désormais appuyé par le milliardaire Elon Musk, ou encore André Ventura, le dirigeant du parti ultranationaliste portugais Chega. Les voix de la première ministre italienne, Giorgia Meloni, du premier ministre hongrois, Viktor Orbán, ainsi que d’autres figures de la droite radicale se sont aussi fait entendre. Tous clament combattre les mêmes ennemis : les minorités, les immigrants, les étrangers, les mouvements sociaux. Vladimir Poutine, après tout, ne ressemble-t-il pas beaucoup, par plusieurs aspects, à ces gens-là ?

En voyant la Bolivie échapper, la semaine dernière, à un coup d’État, comment ne pas penser à l’assaut du Capitole aux États-Unis, le 6 janvier 2021, alors que Donald Trump, malgré ses mensonges en série, risque bel et bien de revenir à la tête du pays ? Cette situation mondiale fragile favorise, dans son ombre, la croissance de populismes de toutes sortes. Au Canada, la montée d’un Pierre Poilievre profite en partie d’un contexte mondial délétère pour s’autoriser à multiplier des coups de gueule dignes, parfois, de chats de ruelle. Du jamais vu, en tout cas.

En France, le RN du clan Le Pen a beau battre des records d’absentéisme au Parlement européen, c’est à lui que l’électorat a confié une large part de sa représentation lors du scrutin du 9 juin. Ces mêmes élus risquent maintenant de faire des gains sans précédent lors du second tour des élections législatives du 7 juillet. Le RN promet de repousser les immigrants, tout en diminuant les taxes sur les carburants, ce qui revient à amputer les revenus de l’État tout en augmentant les profits des compagnies pétrolières. Le RN affiche par ailleurs la volonté d’exonérer les moins de 30 ans d’impôt. Âgé de 28 ans, le président du RN, Jordan Bardella, pourrait ainsi ne pas verser un sou à l’État s’il devient premier ministre, tout comme d’autres jeunes loups fortunés de son entourage. Dans un cadre où l’équité est mise de côté, la nouvelle extrême droite, soutenue par des milliardaires et des possédants, propose dans les faits de prendre le relais du néolibéralisme en assurant le renouvellement de son hégémonie, en profitant d’un moment mortifère où la crise de la démocratie atteint des sommets.

La montée des droites extrêmes témoigne d’un effondrement des systèmes de représentation politiques, dans un déni de démocratie de plus en plus généralisé, à une époque où les politiques néolibérales encouragent au chacun pour soi. Quoi qu’on en dise, les néofascistes et leurs partisans ne représentent pas, devant ce désastre, une menace pour le système, mais son pur produit.

Quand une démocratie est malade, disait Albert Camus, le fascisme se presse volontiers à son chevet. Et ce n’est pas pour prendre de ses nouvelles…

Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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