Entre tragédie et statistiques
Tuer 274 personnes du camp ennemi — dont une majorité de civils — et en blesser un millier pour en délivrer quatre de son propre camp : voilà une façon de voir la spectaculaire opération qui a permis samedi, au centre de la bande de Gaza, la libération de quatre des (peut-être) 60 et quelques otages toujours vivants aux mains du Hamas depuis l’horreur du 7 octobre 2023.
Il y avait encore la semaine dernière quelque 120 otages non rendus. Une évaluation approximative, ce printemps, parlait de 25 % déjà morts parmi ces captifs. L’évaluation récente la plus réaliste serait plus proche de 50 % d’otages décédés.
Près de 75 personnes tuées pour chaque libération : voilà une mesure de la considération accordée, en Israël, à une vie humaine israélienne, en comparaison avec une vie humaine palestinienne… qui n’aura jamais, et de loin, ni la même valeur ni le même poids moral ou politique.
Les rescapés israéliens, pour lesquels on peut bien sûr se réjouir, après tous ces mois de captivité dans des conditions terribles, ont des noms — Noa, Almog, Andrey, Shlomi —, des visages, des familles, des histoires, des angoisses racontées en détail (sur tous les écrans d’Israël).
Les morts palestiniens, hommes, femmes et enfants, combattants et civils, sont pour l’essentiel une masse et des chiffres — hormis l’occasionnel reportage terrain sur le petit Ahmed terrorisé qui vient de perdre ses parents à Khan Younès.
Selon une citation attribuée à Staline, « un mort, c’est une tragédie ; un million de morts, c’est une statistique ». Ici, les Israéliens représentent le premier terme de l’aphorisme (chaque vie est sacrée)… et les Palestiniens, le second terme.
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Il y a bien sûr une autre façon de voir un épisode comme celui-là. C’est le point de vue israélien, repris par les commentateurs qui soutiennent à 100 % les positions de l’État hébreu.
Il consiste à dire que toutes les morts de Palestiniens depuis le 7 octobre sont ultimement la faute du Hamas et des guérillas affiliées. Toutes sans exception. Cette analyse est régulièrement assénée par le commentateur américain Bret Stephens dans le New York Times (journal qui fait place, par ailleurs, à des points de vue différents sur le même sujet).
En gros et en résumé : le Hamas est terroriste et veut l’annihilation d’Israël ; toute attaque, tout bombardement contre le Hamas n’est que légitime défense ; les victimes collatérales s’expliquent entièrement par la pratique ignoble et systématique du « bouclier humain » (les combattants s’abritent parmi les civils) ; c’est le Hamas et non Israël qui fait bon marché de la vie humaine. CQFD.
Ce raisonnement, qui disculpe systématiquement l’État hébreu dans les massacres de civils, se retrouvait dans la citation donnée ce week-end par le républicain Tom Cotton à Fox News.
Le sénateur de l’Arkansas, possible « vice-présidentiable » de Donald Trump, a déclaré : « Mon conseil aux responsables de Gaza est le suivant : si vous ne voulez pas que vos gens soient tués lors de missions de sauvetage d’otages, vous ne devriez pas prendre d’otages pour commencer. Si vous en avez en votre possession… libérez-les. Et si, malgré tout, vous persistez à garder des otages, alors ne les cachez pas dans les zones peuplées de civils. »
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Les meurtrières attaques qui ont accompagné le sauvetage du week-end ont pu donner aux Israéliens un rare moment de joie. Mais sur le fond, cette opération ponctuelle ne règle en rien l’impasse actuelle.
Huit mois après le début de sa guerre sans merci contre les islamistes, Israël est toujours loin d’avoir atteint ses objectifs déclarés de démantèlement des capacités militaires et politiques du Hamas.
Il y a certes un net affaiblissement de l’organisation. Selon des évaluations israéliennes, corroborées par le renseignement américain, quelque 50 % des 25 000 hommes en armes du Hamas auraient été tués depuis le 7 octobre.
Mais il n’y a pas eu éradication. Depuis quelques semaines, la guérilla palestinienne resurgit au centre et au nord de l’enclave (Beit Hanoun, Gaza-Ville, Nousseirat)… d’où elle était censée avoir été complètement « nettoyée ». Politiquement et diplomatiquement, l’organisation existe encore, notamment au Qatar, où se déroulent une partie des (infructueuses) négociations.
On peut imaginer qu’outre les 50 % de survivants parmi les forces du Hamas, avec de hauts dirigeants locaux toujours en liberté (Yahia Sinouar, Mohammed Deif), les recrutements de jeunes désespérés sont venus combler une partie des pertes. On ignore ce qu’il reste de l’arsenal initial et s’il y a eu reconstitution partielle de cet arsenal.
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L’épisode de ce week-end, en plus d’ajouter un quart de milliers de victimes du côté palestinien, discrédite encore plus l’idée que des libérations d’otages négociées puissent faire partie de la solution. Elle renforce, en Israël, l’idée qu’une solution entièrement militaire reste possible. Côté palestinien, elle réduit l’incitatif à négocier, dans la mesure où les otages feront de moins en moins partie de l’équation.
En même temps, les dirigeants israéliens sont aux prises avec une escalade des hostilités à la frontière nord avec le Liban. Ils font face à l’opprobre international et à l’impuissance des États-Unis (qu’ils ont eux-mêmes aggravée). Sans compter les poursuites judiciaires, devant la Cour pénale internationale et la Cour internationale de justice.
Nahum Barnea le résume bien, dans Yediot Aharonot d’hier : ce sauvetage spectaculaire « ne résout aucun des problèmes auxquels Israël fait face depuis le 7 octobre. Cela ne résout pas le problème dans le Nord ; cela ne résout pas le problème à Gaza ; cela ne résout pas les nombreux autres problèmes qui menacent Israël à l’international ».
Pour rejoindre l’auteur : francobrousso@hotmail.com.
Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.