Déracinement et déshumanisation

La semaine du 1er juillet devient de plus en plus lourde, triste, chargée tandis qu’on dénombre les vies déracinées. Le bilan s’assombrit chaque fois qu’on franchit la ligne : de plus en plus de sans-logis, de mal-logés. Plus de 1600 ménages sans logement, disait jeudi le Front d’action populaire en réaménagement urbain (FRAPRU) — une augmentation par rapport aux années précédentes, et ce, même si le nombre total de déménagements au 1er juillet tend à diminuer. Les déménageurs en font état sur le terrain : les gens bougent moins, mais lorsqu’ils le font, c’est le plus souvent parce qu’ils n’ont pas eu le choix…

Le Regroupement des comités logement et associations de locataires du Québec a publié les conclusions de son recensement des petites annonces Kijiji, qui brosse un portrait du coût réel des logements disponibles dans les principales villes du Québec. Le titre du rapport dit tout : Déménager. Un cauchemar pour les locataires, une occasion de rêve pour les propriétaires. Les constats sont accablants : entre 2020 et 2024, le prix des logements disponibles a bondi de 27 % à Montréal, de 33 % à Québec, de 37 % à Saguenay. À Trois-Rivières, la hausse atteint les 50 % — Rimouski et Sherbrooke s’en rapprochent, avec 49 % et 44 %, respectivement.

Si le coût de la vie a augmenté de façon générale, il a crû nettement moins vite que les loyers. Sans surprise, les évictions sont elles aussi en augmentation : 132 % par rapport à l’an dernier, selon ce qui est rapporté par les comités logement. Ce « roulement » induit une spirale d’augmentation des loyers puisque les propriétaires en profitent pour mettre en place une hausse de loyer plus importante que le taux suggéré par le Tribunal administratif du logement.

Quant aux grands gagnants de la crise du logement, là aussi, le bilan est clair : ce sont ceux qui font métier d’investir dans l’immobilier. Comme l’indiquait l’Institut de recherche et d’informations socioéconomiques dans une étude parue en juin, la rentabilité des investissements dans l’immobilier résidentiel se maintient — ce qui n’empêche pas les investisseurs de préférer la construction de propriétés lucratives au logement abordable, social ou privé. L’idée qu’on peine à fournir à la demande de logements parce qu’il est devenu ruineux de faire sortir des immeubles de terre est trompeuse. Dans les faits, on construit sans égard aux besoins de logement des gens.

Le projet de loi 31 de la ministre France-Élaine Duranceau a d’ailleurs donné une impulsion à ce type de construction, sous prétexte de stimuler les mises en chantier. Un amendement inséré à la dernière minute permet désormais aux municipalités de déroger à leurs règlements d’urbanisme pour favoriser la construction d’unités d’habitation. De quel type ? On ne le précise pas.

Le résultat net de ces orientations politiques est visible ici et maintenant. La crise du logement fait pression sur tous les groupes vulnérables. Les familles locataires à faible revenu, au premier chef. Mais aussi les femmes qui se trouvent dans une situation de violence, les personnes qui vivent avec un trouble psychiatrique, les personnes âgées qui connaissent mal leurs droits. Dans les derniers jours, une citation m’a frappée. En entrevue au Devoir, la directrice générale de la maison d’hébergement Tangente a souligné que, par les temps qui courent, « il n’y a personne qui sort de l’itinérance, il n’y a que des gens qui y entrent ».

Nous voilà face à une « tempête parfaite » que nous avons aggravée, nourrie, par cette négligence. Contrairement à ce que prétend le gouvernement Legault, ce n’est pas « l’immigration » qui a précipité cette crise, mais bien des décennies de politiques d’habitation axées sur la marchandisation et la rentabilité du logement. Les personnes immigrantes, surtout demandeuses d’asile, sont les premières à subir les ravages de la crise du logement : loyers chers, logements insalubres, surpeuplement. Quant aux fameux « travailleurs temporaires », à qui l’on veut faire porter tous les maux, ceux-ci sont souvent logés par leur employeur, ce qui, concrètement, ne fait pas pression sur le marché locatif. Si l’on fermait la porte à tous les immigrants demain matin, on resterait pris avec le même problème.

Une lettre publiée dans Le Devoir adressée à la ministre Duranceau parlait de Lucien, un homme retrouvé mort dans la cuisine de l’appartement qu’il occupait depuis 52 ans, devant un avis d’éviction. Sa voisine Janie Boucher écrit : « ça ne s’invente pas, Madame Duranceau : son coeur a cessé de battre devant un implacable destin de lutte, ou de déracinement ». On peut mourir d’un coeur brisé. On peut aussi mourir d’usure.

Cela rappelle l’histoire cruelle de Clément Robitaille, un homme évincé de son appartement à l’hiver 2021, en pleine pandémie, retrouvé mort en juillet 2022 dans son véhicule, qui était devenu sa demeure. Les journalistes avaient révélé que l’homme avait subi de la pression des propriétaires — des actionnaires d’une compagnie à numéro — pour qu’il quitte son logement de la rue Bélanger, à Montréal. Il avait fini par céder, pour 2500 $ et les frais de déménagement. Pas moyen de se reloger.

Sans même parler de politiques publiques, je me demande comment on fait pour vivre avec soi-même quand on gagne sa vie en brisant celle des autres, quand on fait un métier d’égoïsme et d’extorsion. Je me demande à quoi on pense au bout d’une vie menée comme ça, lorsqu’on laisse derrière soi autant de laideur, cachée derrière l’argent et les biens rutilants. Est-ce qu’on meurt heureux ? Qu’est-ce qu’on raconte à ses enfants ? On se rattrape en faisant la charité, en courant des marathons pour les enfants malades ?

Il y a peut-être de cela, dans le drame actuel du logement. Les politiques publiques reposent sur une telle déshumanisation. Lorsque l’habitation devient une marchandise, les personnes deviennent des quantités négligeables. Il est urgent de renverser la vapeur.

Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

À voir en vidéo