Le carnaval des bals

« À vendre. Habit pour bal des finissants. Impeccable. Porté une seule fois. Revient du nettoyeur. À qui la chance ? »

« À vendre. Belle robe de finissante. Longue. Tissu lustré. Du chic pour votre princesse. Peut être ajustée facilement. Comme neuve. Prix à discuter. »

Des annonces semblables paraissent en série. Elles semblent plus nombreuses que jamais, au terme du grand branle-bas de combat auquel donnent lieu, au terme du cycle scolaire, les bals de fin d’année.

Ce sont des parents qui, à majorité, publient ces annonces. Ils tentent de récupérer, autant que faire se peut, une portion de l’argent qu’ils ont claqué à l’occasion du diplôme de leurs rejetons, après avoir publié un peu partout des photos de gamins en joie.

Tous ces vêtements achetés à grand prix pour que leurs enfants puissent frimer l’espace d’une soirée, ceux-ci ne les porteront plus jamais. Tout le monde le sait. Fini. Terminé.

Les finissants deviennent grands. Un an plus tard seulement, ils ont pris encore du poids et des formes. Et surtout, leurs goûts changent. Très vite.

Sans compter que, admettons-le, leurs parures d’endimanchés sont déjà un peu démodées avant même qu’ils les aient portées. Au royaume des apparences formatées, on le sait, tout se trouve soumis à des effets de vogues aussi passagères que des vagues. Et quand vous vous croyez bercé par le souffle de la dernière mode, c’est que le vent a déjà tout un passé en voie d’être dépassé…

Pas étonnant que nous soyons soufflés et essoufflés par ce genre d’événement : être dans le vent, cela restera toujours un destin de feuille morte.

La soirée tant attendue appartient désormais au passé. Qui d’autre que Cendrillon ne retombe pas sur ses deux pieds, au milieu de la réalité ?

Cette nécessité de se grimer en riche, dans une société où l’on carbure au règne des désirs illimités, suscite de plus en plus de désarroi. Pour le soulager, Linda Blouin a mis sur pied les Fées Marraines. Cet organisme aide les jeunes à se dénicher des vêtements chics usagés pour les bals de fin d’année. Chaque année, les demandes vont croissant.

Tout ne s’arrête pas bien sûr aux illusions projetées par les vêtements de soirée. Parmi les autres petites annonces qui renvoient aux bals des finissants, il y a celles des locations d’autos qui sont remarquables. Les véhicules proposés sont si astiqués qu’en comparaison l’asepsie des blocs opératoires de nos hôpitaux a des allures de taudis.

À en juger par les photos publiées des soirées de bal, les adolescents ont droit au bling-bling des Ferrari rouges, des décapotables jaunes et des limousines blanches. Et le reste de l’année, ils prennent pourtant l’autobus, le métro ou leur tacot.

Dans une ville minière du nord du Québec, les jeunes défilaient, la semaine dernière, installés dans le plateau d’immenses pick-up « pimpés » et propres comme des sous neufs. Nous ne sommes pas bien loin, quand on y pense, des chars allégoriques d’autrefois, où la société étalait à la ronde la parade de ses espérances, en les enjolivant autant qu’elle le pouvait. Les parades mettaient en scène des espérances pour mieux oublier la réalité étroitisée de vies de forcenés. Après tout, peu importe l’époque, il fait toujours du bien de défier le ciel, avec ses espoirs à bout de bras.

Pourquoi cette grande mascarade est-elle devenue à ce point nécessaire, au point que toute la société s’en fait la complice ? Toute cette mise en scène est-elle vouée, sans se l’avouer, à faire croire que la jeunesse est en mesure d’entrer dans la vie adulte à fond la caisse, malgré des évidences qui nous préviennent du contraire ?

Dans Le temps des bouffons (1993), Pierre Falardeau citait un extrait d’un film que le documentariste Jean Rouch a tourné en 1957 au Ghana, avant l’indépendance du pays. « La religion haoukas reproduit le système colonial en plus petit, mais à l’envers. Les colonisés se déguisent en colonisateurs, les exploités jouent le rôle des exploiteurs, les esclaves deviennent les maîtres », résume Falardeau.

Cette inversion carnavalesque du monde, destinée à en rendre le poids social plus supportable, les Romains la pratiquaient déjà en leur temps avec les saturnales. Cette fête avait, elle aussi, une fonction sociale régulatrice. Une fois par année, les pauvres et les esclaves se voyaient autorisés à se prendre pour ceux qui les dominaient. Ils les mimaient, avec toutes les outrances possibles, avec tous les excès imaginables. Cette parodie facilitait l’acceptation de leur statut de dominé le reste de l’année. De tels rites, chaque société les rejoue, en quelque sorte, à sa manière.

À l’heure de parader vêtu d’un habit vert brodé de fils d’or et d’une épée en fer-blanc, tout en étant coiffé du tricorne nécessaire pour accéder à l’Académie française, l’anthropologue Claude Lévi-Strauss avait répondu, à ceux qui souriaient de le voir accepter de se grimer de la sorte, qu’il n’avait pas passé sa vie à étudier les rites de passage de sociétés autochtones du Brésil pour lever le nez sur ceux de sa propre société.

Alors que la crise du logement, la dégradation de la planète, les difficultés à se trouver un emploi plombent l’avenir des jeunes, les simulacres de vies prospères dans lesquels ils sont plongés à l’occasion des bals de finissants semblent revêtir une importance accrue. Jamais auparavant la réalité de la jeunesse n’a semblé autant diverger de ces mises en scène de célébrations glamours. Au lendemain des bals, certains iront jusqu’à reconsidérer leurs choix d’études, incapables de se payer un toit dans la ville où ils placent leurs espoirs. À quoi bon faire ainsi les beaux quand plus personne n’est à même de signer de simples baux pour les années qui viennent ?

Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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