Des camelots de «L’Itinéraire» font du théâtre d’impro pour déstigmatiser l’itinérance

Un camelot de «L'Itinéraire» participant au projet de spectacle «Viens-t’en dans rue»
Photo: Arach'Picture-Najim Chaoui Théâtre de la LNI Un camelot de «L'Itinéraire» participant au projet de spectacle «Viens-t’en dans rue»

Céline Marchand a des yeux clairs et le teint rose. Parfois, ses sourcils se froncent, et une immense force se rassemble en elle. Sur la scène de la Maison de la culture Janine-Sutto, elle raconte la première douche d’une nouvelle venue, dans un refuge pour sans-abris de Montréal. Elle dit la peur de se départir de la crasse que l’on a traînée dans la rue comme son dernier trésor, de voir une vie entière disparaître dans le drain de la douche.

Cet univers, qu’elle dépeint dans la pièce Viens-t’en dans rue, basée sur les improvisations d’un groupe de camelots de L’Itinéraire, Céline Marchand l’a vécu de près. En 2009, brisée par la violence conjugale, elle a perdu son travail, son appartement, ses ressources, son milieu. Isolée, elle a vécu trois ans d’un refuge à l’autre, de deux semaines en deux semaines, côtoyant les plus perdues, les plus démunies, « des loques humaines », dit-elle, à en avoir froid dans le dos. Trois ans dans la « désorganisation » la plus complète, à douter de soi, « avec une araignée dans le plafond à force de vivre avec des gens qui ont des problèmes ». Trois ans avant de trouver la force de s’en sortir. Depuis 2013, Céline Marchand vend le magazine L’Itinéraire à l’angle des rues Masson et Saint-Michel, et habite dans le même appartement. Certains de ses clients sont venus la voir dans la pièce qui tenait l’affiche cette semaine. L’homme qui la détruisait n’est plus au pays.

Photo: Arach'Picture-Najim Chaoui © Théâtre de la LNI Sophie Caron, à gauche, en répétition avec les camelots participant au spectacle

Gabriel Lavoie a appelé la police lorsqu’une bataille l’a opposé à son colocataire, qui voulait le jeter dehors. Ce soir-là, il s’est retrouvé à la Mission Old Brewery. C’est le début d’un épisode d’itinérance qui a duré deux ans. Cannabis, alcool, amphétamines. Des journées à se réveiller dans la rue sans savoir ce qu’il a fait la veille. Diagnostiqué schizophrène, il avait abandonné l’école en 1re secondaire. Aujourd’hui, à 43 ans, il reprend sa 3e secondaire. Il signe des chroniques scientifiques dans le magazine L’Itinéraire et rêve de devenir journaliste professionnel.

C’est François-Étienne Paré, directeur artistique de la Ligue nationale d’improvisation et aussi porte-parole de L’Itinéraire, qui a eu l’idée de ce spectacle. Les six camelots ont participé sans relâche aux répétitions, semaine après semaine, afin d’être prêts pour le grand jour. Dans leurs impros, ils racontent le rêve de manger un repas préparé par leur mère, fantasment sur des passants qui se battraient pour leur offrir leurs cartes de crédit. Ils ont aussi raconté des amis morts d’overdose, des funérailles manquées. Si les faits sont fictifs, ils sont inspirés d’expériences personnelles.

Mille et une raisons

Violence conjugale, divorce, décès, accident de voiture, immigration, éviction, problèmes de santé mentale, toxicomanie, incarcération, il y a autant de raisons pour se retrouver dans la rue qu’il y a de personnes itinérantes.

D’ailleurs, il y en a de plus en plus, selon Thomas Wayland, organisateur communautaire pour L’Itinéraire qui a accompagné les camelots dans leur projet théâtral. « Il y a de nouveaux profils de personnes qui viennent dans notre organisme pour demander des services, dit-il. Il y en a qui ont perdu leur travail. Il y en a aussi qui ont déménagé à Montréal parce qu’il y a plus de ressources, qui sont arrivés d’autres régions du Québec parce qu’ils étaient vraiment mal pris. Il y a aussi l’immigration là-dedans aussi, tu sais. Personnellement, c’est quelque chose qui me choque profondément. Une personne immigre au Québec ou au Canada pour quelque chose de mieux, mais finalement, elle se retrouve en situation d’itinérance. Et il y en a pas mal. »

Sophie Caron, comédienne spécialisée en improvisation, mais aussi intervenante psychosociale, a travaillé avec l’équipe de L’Itinéraire durant deux ans. Plusieurs ont des histoires « rocambolesques », dit-elle. Chacun d’entre eux a des zones vulnérables bien sûr, mais aussi une incroyable force.

« Ils me racontaient des choses et parfois je riais. Et quand j’arrivais chez moi, je me disais mon Dieu, c’est donc bien cruel ce que la personne a vécu. Ils ont une façon de le raconter qui devient plus légère. » Mais l’itinérance a laissé en eux des traces, le passage de « tout ce qui te mène à l’expérience de la rue et tous les efforts et la force dont tu as besoin pour t’en sortir ». « Il y a ces blessures, mais ils ont une incroyable force de caractère qui fait d’eux des superhéros », dit-elle.

Pour Gabriel Lavoie, le spectacle est intéressant parce qu’il brise la stigmatisation. « Ça humanise les personnes qui vivent dans des situations comme ça. Il y a des gens qui vont peut-être comprendre qu’ils se sont trompés. Que ça n’est pas toutes les personnes itinérantes qui sont les pires des dernières. Ils ont des problématiques. Ils ont juste besoin d’aide », dit-il.

Céline Marchand elle-même dit avoir changé d’opinion sur la condition d’itinérant. « Ça peut vraiment arriver à n’importe qui, dit-elle. Réfléchissez un peu là, quelqu’un qui perd sa femme, ses enfants, sa maison brûle. Il devient fou. Alors, il s’assoit au coin de la rue, et il boit sa bière. »

Dans une scène du spectacle, un politicien s’approche pour faire campagne, mais suit rapidement les citoyens qui ont déjà le pouvoir et l’argent. Gabriel Lavoie pense, quant à lui, que la seule approche de la construction de logements à prix modiques ne peut pas remédier au problème de l’itinérance, notamment parce que ces constructions prennent du temps. « On entend les politiciens dire, il faut construire plus de logements. Il faut se dépêcher. Mais en fait, il y a des solutions bien plus simples. […] Ils ne veulent pas instaurer des lois qui protégeraient les locataires, et coûteraient moins cher que de se dépêcher à construire. Le problème est immédiat. Il y a des gens qui, en ce moment, ont tout perdu. Ils sont à la rue. »

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