Bienvenue dans la banlieue du bonheur
Êtes-vous bien chez vous ? Ou rêvez-vous de déménager ? En pleine crise du logement, Le Devoir a fait appel aux récits de lecteurs, qui seront publiés au cours de l’été. Certains rappellent que la qualité de vie, ce n’est pas qu’une question de logement. La vie de quartier peut aussi contribuer au bonheur d’être chez soi.
En s’installant il y a sept ans à Beauport, en périphérie de Québec, Marie-Claude Fontaine a découvert une banlieue comme les autres. Des bungalows avec une piscine. Une haie. Deux voitures dans l’entrée de cour. Chacun fait sa petite affaire dans son petit coin. Surtout, elle trouvait dommage qu’aucun enfant ne vienne frapper à la porte pour jouer avec sa fille de quatre ans.
« J’aurais aimé que les voisins se connaissent, se parlent, s’entraident. Je me sentais comme une extraterrestre, attachée à des valeurs d’antan », raconte en riant la mère de trois enfants.
Elle a organisé une rencontre publique pour sonder le voisinage sur la possibilité d’organiser une vie de quartier. Surprise : une centaine de personnes se sont présentées. C’était en 2017. Sans le savoir, Marie-Claude Fontaine venait de donner naissance à un mouvement qui est en train de redéfinir la banlieue.
Son rêve est devenu réalité : les gens du « bas de Beauport », c’est-à-dire au sud de l’autoroute Félix-Leclerc, se connaissent, se parlent et s’entraident.
Et pas dans n’importe quel but. Le but, c’est que les gens vivent vieux, heureux et en santé. Le projet de Marie-Claude Fontaine s’inspire des « zones bleues », un concept inventé par le journaliste américain Dan Buettner. Avec l’appui du National Geographic, lui et son équipe ont recensé cinq régions du monde où les résidents jouissent d’une qualité de vie jusqu’à un grand âge.
Ces centenaires débordants d’énergie ont plusieurs points en commun. Ils sont entourés de voisins et d’amis bienveillants, ils sont actifs physiquement et mangent des aliments sains. Un documentaire diffusé sur Netflix dresse le portrait de ces zones bleues, qui vont de l’île d’Okinawa, au Japon, jusqu’à la Sardaigne en passant par Nicoya, au Costa Rica.
Un quartier croquant
Il faudra peut-être ajouter le bas de Beauport à cette liste sélecte de communautés « bleues ». Dans cette banlieue de Québec, tout a commencé par un projet appelé Croque ton quartier (CTQ pour les initiés). Sur une bande de terrain devenue vacante après le démantèlement d’une ligne de transport d’électricité, des citoyens ont fait pousser une forêt nourricière. Les gens du coin viennent s’approvisionner en fruits et légumes frais.
Les voisins ont ensuite conçu une place éphémère équipée de chaises, de balançoires et d’un foyer pour les feux de camp, où les gens viennent se rencontrer. La place éphémère est devenue permanente.
Des enfants en ont profité pour aménager une patinoire. Ils ont eux-mêmes monté le dossier, qu’ils ont présenté au conseil d’arrondissement. Le projet a d’abord été refusé parce qu’il n’entrait dans aucune case dans la structure municipale. Une question d’assurances a surgi : si un enfant se blesse, qui va payer ? La patinoire a finalement pu se faire. Les enfants l’ont aménagée eux-mêmes. Avec un peu d’aide, quand même.
De fil en aiguille, une série d’initiatives citoyennes ont suivi. Près de 4000 personnes du bas de Beauport font partie du groupe Croque ton quartier. Tous ces gens sont engagés bénévolement à rendre la vie meilleure dans le voisinage, même si le noyau de membres plus actifs compte une centaine de résidents.
« Le monde chiale beaucoup contre les acteurs politiques. C’est facile de regarder les nouvelles et d’être frustré parce que ça va mal dans le monde. À un moment donné, on doit commencer par changer les choses à l’échelle locale pour que ça aille mieux », dit Marie-Claude Fontaine, rencontrée à l’espace éphémère devenu permanent, au coeur de cette banlieue devenue conviviale.
Elle est la seule salariée (à 20 heures par semaine) de ce mouvement autogéré et nourri par l’engagement citoyen. Une fondation privée et la Ville de Québec ont jusqu’à maintenant financé cette initiative. La Ville a même fait du bas de Beauport un « quartier-laboratoire » devant mener à une série d’actions, dont la création d’un groupe d’autopartage et d’un corridor vert près de la rivière Beauport.
Le plaisir de donner
Inspirée par la solidarité naissante dans le quartier, une autre mère de famille, Marie de Bellefeuille, a donné vie à une idée qui lui trottait dans la tête depuis un séjour en Australie. Elle a fondé en 2019 un groupe Buy Nothing, où les membres affichent des dons. Juste des dons. Sans rien attendre en retour. Ce n’est pas un groupe de troc.
« En Australie, le système est fait pour que les mères ne travaillent pas. Des dons, c’est pratique, quand on ne travaille pas. En cinq ans là-bas, je n’ai à peu près rien acheté pour mes deux enfants. Ici non plus, d’ailleurs, depuis la fondation du groupe », dit-elle.
« La première fois que je suis allée chercher un habit de neige de taille 9 mois, j’étais mal à l’aise. J’ai dit à la mère qui faisait le don : “Combien tu veux ?” Elle ne voulait rien, puisque c’est la mission du groupe », renchérit Marie-Claude Fontaine.
Le principe du don renforce la solidarité. Les membres qui répondent à une annonce de don doivent expliquer pourquoi ils ont besoin de l’objet. Le contexte. Et le groupe est accessible uniquement aux résidents du bas de Beauport. De cette façon, des liens se créent entre voisins. Cela augmente la probabilité qu’une fillette vienne frapper à la porte pour jouer avec son amie, explique Marie de Bellefeuille.
Quand un enfant vient frapper à la porte, il y a de bonnes chances que les amis aillent jouer dehors. Ils lâchent leurs écrans. Ils bougent. Comme les petits vieux qui vivent heureux jusqu’à 100 ans dans les « zones bleues ».
Pour tout le monde
Il est question de former un groupe Croque ta sagesse destiné aux aînés, souligne Marie-Claude Fontaine. Elle tient à ce que toutes les générations participent au mouvement Croque ton quartier. Ce n’est pas une affaire de « jeunes familles ».
« Une fois que tu as les cheveux blancs, on dirait que tu deviens invisible, déplore-t-elle. Les personnes âgées ont des choses à nous apprendre. J’ai entendu dire qu’elles envisagent de laisser leurs téléphones à l’entrée de leurs réunions. On devrait tous s’inspirer d’elles et se “déconnecter” de temps en temps. »
La mère de Marie-Claude Fontaine a embarqué avec enthousiasme dans ce mouvement. Elle vivait seule en appartement à Sherbrooke depuis le décès de son mari, il y a 14 ans. Intriguée par l’enthousiasme de sa fille, elle a décidé de déménager dans le bas de Beauport.
« Elle m’a dit : “Je revis !” Elle fait du social, elle cultive des champignons », raconte la cofondatrice de CTQ.
Les gens sont encouragés à faire un potager devant leur maison, et non dans le fond de la cour arrière. Croque ton quartier fournit un bac, la terre et deux plants si les jardiniers s’engagent à partager leurs récoltes avec leurs voisins. Avec l’explosion du coût de la vie, des résidents qui ont de la difficulté à joindre les deux bouts viennent se servir dans les bacs. Ils profitent aussi de dons affichés sur le groupe Buy Nothing.
La revanche des « énervés »
Dans le même esprit, une soixantaine d’« îlots de biodiversité » ont vu le jour dans le quartier. CTQ fournit des semences indigènes et un sac de terre. Un mini cours d’eau est apparu et fait le bonheur des grenouilles. Les lucioles et les pollinisateurs sont revenus dans le quartier.
Conférences, formations sur la communication, sur le jardinage, sur l’entaille d’érables… Tout est gratuit, donné par des bénévoles qui le font « sans pression d’engagement et sans culpabilité » s’ils refusent une mission.
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Le mouvement a le vent dans les voiles. D’autres quartiers de Québec lancent leur « Croque » et leur Buy Nothing. Marie de Bellefeuille raconte que le secteur a déjà eu mauvaise réputation. Quand ses enfants sont trop tannants, ses parents (qui vivent à L’Ancienne-Lorette) les taquinent en les appelant les « énervés de Beauport ».
Les « énervés » deviennent des modèles. Ils envisagent de devenir une sorte de musée vivant, où des visites guidées d’une heure feront le tour des initiatives locales. « On n’a pas la prétention de changer le monde, mais on a un impact sur notre milieu », dit Marie-Claude Fontaine.
Au même moment, un couple de retraités passe sur la piste cyclable toute neuve qui traverse le quartier. « Salut les voisins ! » lance l’homme en souriant.