Qu’aurait pensé René Lévesque de l’usage de la disposition de dérogation?
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Le renouvellement annoncé par le gouvernement Legault de l’usage des dispositions de dérogation des chartes canadienne et québécoise des droits et libertés pour mettre la Loi sur la laïcité de l’État à l’abri des contestations a suscité l’habituelle levée de boucliers de la communauté juridique canadienne.
Celle-ci n’ayant toujours pas compris que la disposition de dérogation est l’élément qui a permis la naissance de la Charte canadienne des droits et libertés, elle la pourfend chaque fois qu’elle le peut depuis 40 ans. Cependant, ce positionnement se heurte toujours à l’illégitimité de la charte canadienne, issue du rapatriement de la Constitution du Canada dans le dos du Québec.
Plus récemment, les juristes d’ascendance trudeauiste qui peuplent les facultés de droit québécoises ont également commencé à critiquer l’utilisation de la disposition de dérogation de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec, qui serait en quelque sorte un affront à notre démocratie. Ils en sont même rendus à appeler à la barre René Lévesque comme témoin des opposants à la disposition de dérogation de la charte québécoise.
Québec solidaire s’est d’ailleurs fait le relais politique de ce positionnement lorsqu’il a offert au gouvernement Legault d’appuyer l’utilisation de la disposition de dérogation canadienne, mais pas québécoise.
Qu’aurait pensé René Lévesque de l’utilisation de la disposition de dérogation de la charte québécoise en ce qui concerne la Loi sur la laïcité de l’État ? Pour répondre à cette interrogation, on doit faire un détour par le regard que porte Lévesque sur la charte canadienne.
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Ce texte est publié via notre section Perspectives.
Inutile et dangereux
Dans son autobiographie Attendez que je me rappelle, Lévesque n’aurait pu être plus clair. Non seulement, il qualifie la charte canadienne de « verbiage hypocrite », mais il rappelle également qu’il n’était pas le seul à avoir de fortes réticences, plusieurs autres provinces ayant exprimé des réserves.
Lévesque s’appuie même sur celles-ci lorsqu’il écrit, « rappelant que l’Angleterre pouvait se passer de ce carcan juridique sans pour autant brimer les droits des personnes, nos homologues anglo-canadiens se méfiaient de ce “gouvernement de juges” qu’on prétendait instaurer au-dessus des parlements ». « À plus juste titre, puisque le Québec possédait sa propre charte des droits, je partageais aussi ce point de vue. »
De même, deux ans avant le rapatriement de la Constitution et la naissance de la charte canadienne, René Lévesque lançait, dans une lettre ouverte aux Québécois publiée dans les pages du Devoir du 25 octobre 1980, un avertissement sérieux quant à l’avènement d’une Charte canadienne des droits et libertés. Lévesque utilise deux adjectifs — partagés par la quasi-totalité des provinces — pour qualifier le projet de Trudeau : inutile et dangereux.
Inutile, d’abord, parce que les droits fondamentaux étaient déjà aussi bien protégés au Canada qu’ailleurs. Inutile, également, parce que le Québec disposait déjà de la charte la « plus avancée de toutes » au Canada, selon lui.
Lévesque enchaîne ensuite en expliquant que l’aspect dangereux de la charte « réside fondamentalement dans l’attribution aux tribunaux — et en dernier ressort à la Cour suprême fédérale — de tout un vaste domaine touchant l’emploi, les droits civils, la propriété, la langue et l’éducation, où c’est la compétence des parlements provinciaux qui demeure à l’évidence la meilleure ligne de défense et aussi le meilleur instrument de progrès des droits de tous et de chacun ».
Arbitres
Deux éléments ressortent de son autobiographie et de cette lettre ouverte. D’abord, Lévesque considère que les gouvernements provinciaux sont les plus aptes à s’occuper des questions de droits individuels : le Québec étant à ses yeux une nation distincte, il n’y a rien de surprenant à cette position, d’autant que le Québec possédait déjà sa propre charte.
Surtout, Lévesque abhorre le fait que les tribunaux — dont les juges sont nommés par Ottawa — deviennent l’arbitre ultime de questions qui, selon lui, sont du ressort des élus. Pour lui, un gouvernement des juges n’est pas nécessaire parce que le Canada et le Québec offrent déjà une protection des droits et que les élus québécois sont les mieux placés pour décider s’ils souhaitent utiliser la disposition de dérogation prévue à la charte québécoise.
La suite est connue. L’Assemblée nationale adopte la Loi concernant la loi constitutionnelle de 1982, qui applique la disposition de dérogation canadienne à l’ensemble des lois québécoises. C’est le ministre de la Justice Marc-André Bédard, proche de Lévesque, qui pilote le dossier.
Lors des débats parlementaires au sujet de cette loi, le 19 mai 1982, Bédard a expliqué à la Chambre que son projet donnerait la priorité aux lois québécoises sur les dispositions de la charte canadienne. L’usage systématique de la disposition de dérogation assurerait que « l’Assemblée nationale garde intacts dans ses domaines limités ses pouvoirs législatifs sans être assujettie à un cadre juridique extérieur ». Bédard avance même que cet usage fera en sorte que c’est uniquement la charte québécoise qui s’appliquera aux lois issues de l’Assemblée nationale.
Ainsi, Bédard et, par extension, Lévesque imaginent que, par l’utilisation de la disposition de dérogation canadienne, ils protégeront la charte québécoise de ce qu’ils appellent un « cadre juridique extérieur ». D’aucuns penseraient que ce cadre extérieur est la charte canadienne — et, dans une moindre mesure, les tribunaux fédéraux, à commencer par la Cour suprême. Une fois mise à l’abri, toujours selon eux, la charte québécoise vivrait ensuite dans un espace juridique hermétique reposant sur la seule démocratie québécoise.
Mirage
La suite des choses allait leur donner tort sur toute la ligne. D’une part, il était illusoire d’espérer que l’appareil judiciaire canadien développerait des interprétations distinctes des mêmes droits prévus aux deux chartes, surtout quand les libellés sont semblables. Comment les mêmes juges pourraient-ils penser diversement sur les mêmes sujets ?
D’autre part, et, surtout, dans l’arrêt Ford c. Québec (Procureur général) de 1988, la Cour suprême — malgré des libellés très différents des clauses d’interprétation des chartes (l’article 1 pour la canadienne et l’article 9.1 pour la québécoise) — a décidé que le test issu de l’arrêt R. c. Oakes de 1986 utilisé pour juger si la violation d’un droit est constitutionnelle en vertu de l’article 1 de la charte canadienne serait le même pour l’article 9.1 de la charte québécoise.
Dans cette décision, la Cour suprême a invalidé certaines dispositions de la Charte de la langue française en se basant sur la charte québécoise — et non pas canadienne, qui avait été écartée par sa disposition de dérogation. Lévesque avait de la suite dans les idées : il n’avait en effet pas protégé la loi 101 avec la disposition de dérogation québécoise, se contentant de son pendant fédéral.
Aussi candide qu’elle fut, la vision de Lévesque quant à la charte québécoise est morte à ce moment : le démocrate qu’il était a fait peu de cas du fait que l’État canadien, par le truchement de ses institutions judiciaires, n’exercerait aucune déférence envers la démocratie québécoise.
Fable
Si, en 2024, on prétend vouloir être fidèle à la vision de Lévesque — pour qui l’Assemblée nationale est le seul endroit légitime pour disposer des droits contenus dans la charte québécoise, et que l’on doit protéger ceux-ci d’interventions extérieures —, c’est une évidence que celui-ci serait d’accord avec le recours à la disposition de dérogation de la charte québécoise chaque fois que l’Assemblée nationale juge nécessaire d’employer la disposition de dérogation canadienne, comme c’est le cas pour la Loi sur la laïcité de l’État.
En fait, depuis l’arrêt R. c. Oakes, on ne peut se permettre de ne pas utiliser la disposition de dérogation québécoise lorsque l’on fait usage de sa contrepartie canadienne.
Toute prétention contraire est au mieux affabulatrice, mais probablement plus machiavélique, en ce sens que les éléments soulevés par Lévesque dans son opposition à la charte canadienne se retrouvent presque en tous points dans notre situation contemporaine en lien avec la charte québécoise. En appelant Lévesque à leur défense, les juristes veulent masquer le fait qu’ils savent pertinemment que de ne pas utiliser la disposition de dérogation québécoise mènerait exactement au même résultat que si l’Assemblée nationale n’avait pas fait usage de la disposition canadienne.
Que dirait Lévesque de l’évolution du droit canadien en regard de la charte québécoise ? Probablement que, si l’on souhaite un univers juridique hermétique et distinct de notre voisin, une seule voie s’offre à nous : celle de créer un nouvel État qui, par nature, aurait son tout aussi nouvel espace juridique.
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