«À travers l’île»: acupuncture architecturale

Depuis une vingtaine d’années, le phénomène des « starchitectes » a pris une ampleur démesurée avec la création de monuments de plus en plus iconiques et spectaculaires. Cela s’inscrit dans l’héritage de la tradition architecturale moderne du « plus c’est grand, mieux c’est ». Même dans le domaine du paysage, les humains ont vu grand, très grand, souhaitant marquer le territoire, en prendre possession. On peut penser au mont Rushmore ou — plus près de nous et à une échelle plus modeste —, à la croix du mont Royal, dont nous « fêterons », le 24 juin prochain, les 100 ans, imposante intervention souhaitant clamer haut et fort et à jamais « les origines religieuses de notre pays » ! Souvent, on a infligé à la nature des gestes architecturaux en la bouleversant et en défiant l’écologie. Les îles artificielles de Dubaï ou la ville linéaire en Arabie saoudite, qui sera certainement une catastrophe environnementale, en sont des exemples…
Mais une nouvelle approche de l’architecture et même de l’intervention dans le paysage s’est aussi développée. L’exposition À travers l’île, présentée ces jours-ci au Centre canadien d’architecture (CCA), est le premier chapitre d’un événement en trois volets — comportant chacun un film —, sur ce que l’on peut qualifier d’« architecture alternative ».

En conférence de presse, le commissaire Francesco Garutti expliquait que cette exposition — comme c’est souvent le cas des expos au CCA — était née d’un questionnement. Cette fois-ci, le commissaire s’est interrogé sur « la fonction et la pertinence de faire de l’architecture » alors qu’il y a « une crise écologique ». Problématique certes large, mais de toute évidence incontournable…
Pour ce premier volet de ce projet intitulé Sur le terrain, trilogie d’expositions qui se poursuivra jusqu’à l’été 2025, Garutti a choisi de traiter de l’architecte Xu Tiantian et de son intervention sur l’île de Meizhou, dans le sud-est de la Chine, à proximité de Taïwan. Cette architecte s’est fait connaître par une approche de l’architecture en dialogue avec les communautés où elle intervient. Fondatrice de la firme DnA (Design and Architecture) en 2004, Tiantian qualifie sa pratique d’« acupuncture architecturale ». Elle a élaboré une approche qui consiste en une « intervention minimale durable », qui tente de mettre en place les conditions d’un développement social à long terme.
À travers cette expo et surtout du film qui y est présenté — film réalisé par le documentariste Joshua Frank —, le visiteur comprendra la finesse des interventions de Tiantian sur le territoire de Meizhou. Invitée à réaliser un musée sur cette île, Tiantian a opté pour un projet plus complexe. Il ne fut donc pas question de créer un bâtiment iconique à la Frank Gehry, mais une série de plus petites interventions, parfois presque invisibles au premier coup d’oeil, menées en dialogue avec les divers intervenants locaux. Une forme de « collaboration de la collectivité », de dire Tiantian.
Son but était entre autres de permettre une véritable expérience de cette île plutôt que de cantonner le visiteur dans un lieu prestigieux. Il fallait tenter de revitaliser vraiment cette île de 40 000 habitants qui reçoit trois millions de touristes venant entre autres pour visiter le célèbre temple ancestral de l’Impératrice céleste et les plages réputées. Mais ces touristes représentent souvent plus une nuisance qu’un apport aux activités locales, dont les cultures d’huîtres et d’algues qui s’y étiolent. Comme on peut le lire dans un des textes explicatifs, « sur les 1000 familles ayant pratiqué cette profession à l’apogée de cette activité, seules 50 s’y adonnent encore de nos jours »… En trouvant le moyen de rendre accessibles les divers lieux de culture d’huîtres et d’algues aux touristes, Tiantian permettra peut-être de relancer ces industries traditionnelles et donnera accès au public à un patrimoine immatériel qui dépasse de loin l’architecture du spectaculaire.
Détournements urbains
Certains voudraient vivre à Disneyland. Dans une ville digne de contes pour enfants. Un lieu utopique sans détritus dans les rues. Dans une cité lisse, policée et sans crimes. Un petit village emmiellé sans itinérants. Heureusement, les villes sont investies par des graffitis, des squats, des lieux de protestations, des manifestations… Pourtant on sait comment dans les espaces publics les lois — ce qui est acceptable ou pas — peuvent varier selon les époques et les sociétés… La ville est un lieu où diverses manières de vivre se rencontrent et parfois s’affrontent.
L’artiste Théo Bignon nous permet de réfléchir à des usages contestataires et même fantasmatiques de l’espace urbain qui pourraient, même de nos jours, en choquer certains. Comme l’explique le commissaire David J. Getsy, son oeuvre se réfère à la séduction et parfois à la sexualité qui peuvent se produire dans des lieux comme « le parc, le terrain vague et le pissoir », mais aussi dans « la boîte de nuit ». Des actes de « dissidence collective ».