Rumeurs à propager
Étalée sur plusieurs sites de Trois-Rivières, la Biennale nationale de sculpture contemporaine (BNSC) joue une nouvelle fois les rassembleurs. De la galerie d’art du Parc, quartier général depuis toujours, à la distante galerie R3 de l’Université du Québec, le programme de la 11e édition (douze installations de douze artistes en six adresses) repose sur une thématique forte, le ouï-dire.
Fabulations, suppositions, interprétations, les récits convoqués véhiculent l’altérité ou, du moins, des propos hors des discours officiels et normatifs. D’un ton positif, l’approche ne s’inscrit pas dans la désinformation en vogue. Elle serait même à son opposé, tellement les propositions des artistes reposent sur des valeurs inclusives.
Le ouï-dire de la BNSC est celui de l’écoute, de l’oralité, de l’ouverture, donnant de l’importance à des histoires oubliées, marginalisées. Voix est ainsi donnée aux bélugas, à un violoneux ou aux travailleurs exploités. Mots dits ou écrits, sons et musiques parsèment logiquement cette biennale portée par l’expression tous azimuts.
« Si les ouï-dire peuvent parfois mener à l’imposture et à la tromperie, ils ont aussi la capacité de faire réfléchir, de transformer les histoires et d’y autoriser la spéculation, écrit Karine Bouchard. Les réflexions que suscitent ces oeuvres nous engagent dans le changement […], amènent à “propager la rumeur”. »
Dans cette biennale toujours détonante, ne serait-ce que par le « nationale » de son appellation — le Berlinois Clemens von Wedemeyer et la New-Yorkaise Shuyi Cao prouvent, par leur présence, le contraire cette année —, le jeu de mots bancal du titre d’exposition (Oui, dire !) ne surprendra guère. Une autre particularité teinte le travail commissarial, Karine Bouchard ne signant le résumé thématique que comme « membre du comité d’orientation artistique et de sélection ».
La notion de « sculpture » est plus problématique. S’il va de soi que le terme inclut toute oeuvre de nature tridimensionnelle, et pas uniquement celles modelées, taillées, moulées ou nées par assemblage, la BNSC diffuse avec raison des installations. Or, à Trois-Rivières, cet été du moins, l’élastique est étiré de manière exagérée. Pourquoi ne pas rebaptiser la biennale ?
En images et en mots
Il y a beaucoup d’images dans cette 11e BNSC. Ce n’est pas un problème, au contraire. Pour propager des rumeurs, quoi de mieux, n’est-ce pas ? L’installation Mélanger les bélugas de Maryse Goudreau est un bel exemple de construction de récit basé sur de la documentation photographique.
Depuis 2012, l’artiste de la Gaspésie mène un travail présenté comme « une archive dédiée au béluga ». À Trois-Rivières, elle a disposé de deux salles où se succèdent des images accompagnées notamment d’affirmations sur l’environnement sonore dans lequel baigne le cétacé. Le caractère vieillot ou fait main du matériel informatif contribue à classer ce savoir dans la mythologie populaire plutôt que dans la science avérée.
Le propos environnementaliste de l’installation a une forte présence sculpturale, entre l’estrade qui dénonce « ceux qui pensent que le son des moteurs c’est une chatouille » et le bateau en bois doté de deux moteurs qui le font tourner en rond — afin de « mélanger les bélugas, les personnes qui le conduisent […] et celles qui observent la scène ».
Dans plusieurs cas de cette biennale de sculpture, le matériel « documentaire » exposé n’est qu’un alibi. Le film Extraction Out of Frame de Sanaz Sohrabi déboulonne l’histoire derrière l’exploitation du pétrole iranien, mais les livres sous vitre qui l’accompagnent n’en font pas une oeuvre 3D.
L’expérience spatiale est plus réelle dans les installations vidéo de Clemens von Wedemeyer et de Rémi Belliveau. Du premier, Social Geometry, malgré une narration audio trop présente, invite à plonger dans un univers de géométrie et d’astronomie où l’affect, la perception et la science s’enrichissent et se contrarient.
Du second, Le reel oublié revient sur l’histoire — vraie, fausse, ou les deux — du violoneux acadien Eloi LeBlanc (1909-1978). Une fois de plus, comme à la biennale montréalaise Momenta en 2023, Rémi Belliveau signe l’une des oeuvres les plus fortes de l’événement. La pénombre de la salle et le rideau de scène participent de plein gré à la fabulation musicale qui défile sur un écran, tout comme l’objet exposé, un violon.
L’autre installation à ne pas rater est exempte d’images. Artiste de la performance, des arts textiles et du dessin, Estela López Solís occupe le grenier de la galerie d’art du Parc de manière très audacieuse. Oeuvre in situ, Notre douleur se décline en plusieurs toiles blanches sur lesquelles sont cousus des énoncés à la fois poétiques et dramatiques.
L’aspect occulte, presque fantomatique de l’endroit, sert un propos inspiré par l’exploitation abusive du travail au service de l’exportation de produits exotiques. La simplicité des mots tout comme l’absence de données factuelles rendent ces récits universels. La souffrance, souvent tue, résonne enfin, tout en gardant ses victimes dans l’anonymat.
Si la dispersion des oeuvres en cinq lieux n’est pas un défaut, la réunion sous un même toit de quelques-unes rend manifestes l’oralité et l’intimité qui les teintent. Aux oeuvres de López Solís et de Goudreau s’ajoutent, entre autres, l’oeuvre sonore du duo Bonneau-Knight, à expérimenter individuellement, ou la chambre où vivre un deuil d’arkadi lavoie lachapelle.
Mais le ouï-dire pur et dur, ce « il paraît que », est à associer à Marc-Antoine K. Phaneuf. Sa Curiosité est à découvrir dans une rue avoisinant la galerie d’art du Parc. Qui ne la trouve pas reste sur l’impression que l’oeuvre de nature rétrospective placée dans une voiture n’est que fabulation. Les autres peuvent propager la rumeur sans gêne.