Marée queer à Venise?
Ce n’est pas la première fois que le monde de l’art semble vouloir englober les créations non occidentales… L’exposition Magiciens de la terre, en 1989 à Paris, montée par Jean-Hubert Martin, ouvrit le bal. Mais depuis, malgré de nombreuses tentatives signalant de bonnes intentions, tant les musées que le marché de l’art se sont avant tout repliés sur la scène new-yorkaise, après nous avoir maintes fois fait le coup de l’ouverture au monde…
Mais cette fois-ci pourrait bien être la bonne.
Le titre de cette 60e Biennale de Venise, Foreigners Everywhere [Étrangers partout], donne le ton. Depuis 2004, cette phrase a été utilisée dans plusieurs des oeuvres du collectif Claire Fontaine — fondé par Fulvia Carnevale et James Thornhill —, dont on peut entre autres voir une installation de néons à l’Arsenale. Mais elle vient en fait d’un groupe de militants anarchistes et antiracistes de Turin qui l’utilisait depuis le début des années 2000.
Le Brésilien Adriano Pedrosa, directeur artistique du Musée d’art de São Paulo, mais qui a fait ses études en littérature comparée à l’Institut des arts de la Californie aux États-Unis, est le premier commissaire de la Biennale à venir de l’Amérique du Sud. Il se sert de cette phrase pour élaborer un événement où les migrants, les émigrants, les exilés, tous les étrangers, tous les queers exclus de la société dominante, en un mot les marginalisés, sont mis à l’honneur. Le résultat est une exposition où une majorité des artistes à l’affiche vous seront inconnus. On y trouve des outsiders, des artistes issus du Sud global ainsi que des créateurs frôlant parfois le folklorisme, ce qui a été reproché au commissaire…
Certes, dans l’amoncellement des créations des 331 artistes présentés, plusieurs oeuvres sembleront moins fortes. C’est en particulier le cas dans la section des portraits, dans le pavillon central des Giardini, section qui offre une relecture de l’art entre 1915 et 1990 avec des artistes non occidentaux. Une section un peu fourre-tout. On assiste ici à un rebrassage de valeurs, à un désir de revisiter les canons de l’art contemporain et même moderne. Cela se fait parfois avec des inclusions peu convaincantes, mais on sort de cette exposition avec le sentiment de la nécessité de poursuivre cet éclatement des frontières.
Certes, devant une exposition si engagée, nous aurions aimé un volet d’art dans les espaces publics de la ville… Il est bien évident que la queerness est ici présentée dans un espace protégé, à un public de gens convaincus qui, malgré les propos du commissaire, ne verront pas grande « provocation » dans les oeuvres choisies. D’autant que la notion de queer est ici souvent réduite à une liberté identitaire, concept bien éloigné de l’attitude ironique, sarcastique, parodique, parfois cinglante que les Noirs gais et queers américains avaient établie autour de ce mot… Le queer serait-il devenu le nouveau normal et même une nouvelle morale ?
Christoph Büchel et William Kentridge
Malgré la qualité du propos de cette biennale, c’est une exposition de l’artiste suisse Christoph Büchel, qui vole la vedette à Venise ces jours-ci. Déjà en 2019, Büchel avait troublé le public avec Barca Nostra, bateau installé dans l’espace de la Biennale. Mais ce n’était pas n’importe quelle embarcation… Il s’agissait d’un chalutier qui avait sombré en mer dans la nuit du 18 au 19 avril 2015, entraînant dans son naufrage les migrants qui essayaient de rejoindre la Sicile depuis la Libye. Près de 900 personnes y étaient embarquées, mais seulement 28 personnes en réchappèrent. Le gouvernement italien de l’époque avait décidé de remonter des eaux l’épave afin d’identifier les victimes et de leur donner une sépulture. Et Büchel en profita pour emprunter le navire…
Cette fois-ci, Büchel frappe sur le milieu de l’art et notre monde capitaliste avec son installation Monte di Pietà à la fondation Prada. De 1834 à 1969, le palais où est maintenant située cette Fondation a servi comme mont-de-piété. L’histoire de ce lieu sert ici de point de départ à l’artiste pour une gigantesque et très triste installation conceptuelle. L’oeuvre parle du rapport de nos sociétés à l’argent, aux profits, à la spéculation. Le visiteur en sort troublé. Tout semble à vendre ou potentiellement matière à profit, même les conflits armés. Dans cet immense bric-à-brac qu’est devenue la fondation Prada, on trouve tant des objets du quotidien que des armes de guerre ou des oeuvres d’art… Buchël signe ici une oeuvre majeure, qui ne fera pas changer le milieu de l’art ou la société, mais qui fait réfléchir.
Cette alliance magique entre forme et contenu se retrouve aussi dans une exposition off-biennale de William Kentridge, installation vidéo intitulée Self-Portrait as a Coffee-Pot. Si vous ne pouvez pas vous rendre à Venise, prenez acte du fait que ses vidéos sont aussi disponibles sur la plateforme MUBI, très axée sur le cinéma d’auteur.
Identités canadiennes à Venise
Il y a déjà la très séduisante et troublante — troublante, car séduisante — installation de Kapwani Kiwanga au pavillon canadien. L’artiste en a recouvert l’intérieur et l’extérieur avec 7 millions de perles de verre fabriquées à Murano, pacotilles qui servent ici de symboles au commerce asymétrique entre l’Occident et le reste de la planète. Dommage que le catalogue — qui inclura les actes d’un symposium — ne soit publié qu’à l’automne… Cet outil aurait certainement permis de mieux comprendre la structure formelle de cette exposition, qui a pour commissaire Gaëtane Verna.
Remarquons aussi la présence de Joyce Joumaa dans le pavillon central des Giardini avec une intelligente oeuvre portant sur l’immigration. On notera qu’une exposition de Joumaa s’achève au centre Plein sud à Longueuil et qu’une autre débute à Montréal à la galerie Eli Kerr (jusqu’au 17 août).
Côté historique, on signalera l’inclusion, au Giardini, d’oeuvres abstraites de Romany Eveleigh (1934-2020), artiste ayant vécu à Montréal entre 1939 et 1955 ainsi que, dans le parcours à l’Arsenale, de tableaux engagés d’Erica Rutherford (1923-2008), artiste transgenre britannico-canadienne.
Nous nous en voudrions de ne pas mentionner Grand Hotel, d’Ydessa Hendeles, installation émouvante sur la persécution religieuse et l’immigration. Une exposition dont le commissaire est Wayne Baerwaldt. Au Spazio Berlendis.