«femmes volcans forêts torrents»: l’art résistant
Le sujet est casse-gueule. Parler des questions de la nature, du territoire et, en sous-texte, des écosystèmes à l’heure où l’écologie est devenue le grand défi d’une humanité irresponsable, sourde et aveugle n’est pas chose facile… Voilà le genre de questionnement engagé qui pourrait très vite tomber dans la présentation d’oeuvres illustratives et littérales où on peine à trouver la part artistique. Certes, on souhaiterait que l’artiste soit le Sauveur, un nouveau Messie, ou tout au moins un gourou, mais il y a tout de même des limites à ce que l’on peut demander aux créateurs et à l’art… Certains vous diront que l’art n’a plus vraiment sa place devant l’urgence climatique, qui, pour des penseurs comme Bruno Latour, est une totale et irréversible altération de notre rapport à la nature et au monde…
Malgré les écueils liés à ces questions et la multiplication des expositions d’art traitant d’écologie, la commissaire Marie-Ève Beaupré a réussi à réunir neuf femmes artistes vivant au Québec qui, presque toutes, ont pu créer des oeuvres d’art et pas seulement des leçons de vie.
Comme l’explique Beaupré, « ces grandes ambassadrices des communautés des arts visuels et médiatiques partagent plusieurs points en commun, notamment d’aborder leurs réflexions sur différents écosystèmes dans une perspective horizontale. Leurs oeuvres, chacune à sa manière, sont perméables au tissu relationnel de la nature et de la vie des non-humains. Elles transgressent la conception productiviste, extractiviste ou dominante du rapport à l’environnement ; elles fertilisent notre rapport au monde avec d’autres épistémologies. Leurs recherches interrogent les complémentarités et les divisions qui ont construit les frontières et les cultures, ainsi que la manière dont elles ont modelé notre perception et nos représentations hiérarchisées de la nature ».
Néanmoins, les oeuvres de ces neuf artistes ne se résument pas à une illustration d’idées incontournables sur les liens entre la nature et l’être humain…
Beaupré a réussi à éviter les pièges inhérents à ce champ d’investigation en situant sa réflexion dans une perspective artistique, et même d’ordre poétique. Elle explique que déjà « le titre de l’exposition, femmes volcans forêts torrents, se lit comme un court poème, comme une incantation, comme une évocation de la puissance du travail des artistes au diapason de la force des éléments naturels convoqués dans leur travail ». La commissaire ajoute aussi que « le titre de l’exposition ainsi que le nom des artistes sont écrits — partout où cela s’avère possible — en minuscule afin de souligner l’absence de relations hiérarchiques — de relation Majuscule/minuscule — entre les éléments vivants humains et non humains, dans les oeuvres et la sensibilité des artistes ».
Le ton est ainsi donné. Et ce désir d’art se poursuit dans les oeuvres choisies.
Des oeuvres d’art
Troublante malgré sa simplicité — encore plus forte, en fait, grâce à la simplicité de ses moyens — est l’installation vidéo Rock Piece (Ahuriri Edition) (Oeuvre de pierres (version ahuriri)) de l’artiste visuelle et cinéaste Asinnajaq, dont on se rappellera le film expérimental Trois mille (2017). Pour résumer très succinctement cette création, judicieusement achetée par la Collection d’Hydro-Québec, nous pouvons dire que le spectateur y verra un empilement de pierres qui donne naissance à une femme, puis, dans un mouvement inversé de l’image vidéo, cette personne se retrouvera enterrée par ces mêmes pierres… L’écran vidéo, judicieusement placé très près du sol, accentue ce sentiment que l’être humain dépend de la terre, qu’il en est né et qu’il y retournera.
Le film numérisé Archipelago of Earthen Bones (Un archipel d’os terrestres) de Malena Szlam montre des volcans dans un jeu de superpositions d’images accompagnées d’un son entêtant, le tout donnant le sentiment d’une montée vers un paroxysme qui ne trouvera jamais de résolution. Une oeuvre riche visuellement et qui est comme un défi à notre désir d’une histoire (Histoire) qui se conclurait par une fin joyeuse, comme dans le cinéma hollywoodien.
Dans Le bruit des icebergs, Caroline Gagné met en scène les sons que produisent les icebergs à la dérive en se fissurant… Une idée qui a hanté bien des artistes — dont Katie Paterson et Siobhán McDonald —, mais qui trouve ici une forme très forte.
On ira aussi voir les créations de Jacynthe Carrier, de Nelly-Eve Rajotte, de Sabrina Ratté, de Maria Ezcurra, d’Anahita Norouzi et de Sonia Robertson.
Comme l’écrit Beaupré, « bien que l’art ne puisse pas résoudre les problématiques écologiques actuelles, ces oeuvres nous offrent des occasions de restaurer notre attention, de pallier notre manque de sensibilité et de connaissances à l’égard du monde diversifié du vivant ».
Nous nous devons aussi de souligner comment les oeuvres présentées furent réalisées par des artistes dits « locaux », ce qui, dans le contexte d’un marché de l’art contemporain dominant qui carbure à la circulation des oeuvres aux quatre coins de la planète, est déjà un parti pris très intelligent.