«Feeling Her Way»: résonances créatrices
C’est à un hommage à des voix, au talent musical de maintes chanteuses noires, ainsi qu’à leur créativité inspirante que nous convie l’artiste Sonia Boyce. Mais il ne s’agit pas d’une exposition simplement historique et didactique, digne d’un documentaire sur la chanson.
Certes, parmi les oeuvres de Sonia Boyce exposées, le visiteur retrouvera Devotional Collection, installation qui utilise un rassemblement de documents historiques. Il y découvrira divers artefacts tirés d’une collection que l’artiste réalise depuis 1999, grâce à un projet collaboratif, collection portant sur des musiciennes noires britanniques. Ce projet de mémoire collective a permis à Boyce de recueillir, avec l’aide du public, une liste de 300 noms d’artistes ainsi que de nombreux disques et même des souvenirs. Une mise en valeur de l’apport de la communauté noire anglaise à la culture de la planète.
Dans la 3e salle de la Fondation Phi, on retrouvera donc des disques de l’éphémère mais marquant groupe Brown Sugar — formé en 1976 par Pauline Catlin, Caron Wheeler et Carol Simms —, mais aussi de chanteuses comme Shirley Bassey, Estelle, Leona Lewis, Beverley Knight… La liste est longue et comporte des noms célèbres, mais aussi des noms oubliés, et ce, même si les chansons de ces chanteuses ont marqué et marquent encore l’imaginaire collectif.
Dans la première salle, dans Feeling Her Way, l’exposition met aussi en vedette les chanteuses contemporaines Poppy Ajudha, Jacqui Dankworth et Tanita Tikaram. Dans cette section, une série d’écrans vidéo les montrent en train d’improviser, interprétant « des sons d’animaux, d’objets, ou une courte suite de mots, comme la phrase “I am queen” [je suis reine] », lors d’une séance musicale réalisée lors de la pandémie de COVID dans les studios Abbey Road.
Polyphonies libératrices
La célébration de ces voix prend forme par une sorte d’amplification, de transformations et de métamorphoses accentuées par le dispositif installatif que Sonia Boyce a mis en place. Et il faut dire que la Fondation Phi recrée bien l’ambiance du pavillon britannique à la Biennale de Venise en 2022, commissarié par Emma Ridgway, pavillon qui valut à Boyce le Lion d’or.
Dans chaque salle, le visiteur entendra les chants de toutes ces femmes résonner. Mais les différentes oeuvres et salles se font aussi écho entre elles, créant une forme de polyphonie complexe et riche. Contre un certain silence de l’histoire, Boyce oppose plus qu’une remémoration ou une glorification des chansons de ces femmes, une célébration de l’énergie de leur créativité artistique et de la voix comme outil de liberté…
Dans son texte de présentation, Cheryl Sim, directrice de la Fondation Phi, insiste sur le fait que la voix est comme « une déclaration de vie, de résistance et de présence ». Voilà une idée qui prend toute sa force dans le cadre d’une expo mettant en scène des chanteuses noires ayant vécu dans une société britannique très blanche…
Le but de cette expo n’est donc pas de faire entendre de belles oeuvres sonores, figées dans le temps, oeuvres sonores telles qu’elles sont généralement désirées par le grand public.
Boyce explique ainsi la séance d’improvisation qu’elle nous permet de voir et d’entendre dans Feeling Her Way : « Dans les premières minutes où Errollyn Wallen guidait les trois chanteuses, Jacqui Dankworth, Poppy Ajudha et Tanita Tikaram, elle leur dit qu’elles n’étaient pas obligées de produire un beau son. Ce simple commentaire a trouvé un écho auprès des interprètes et, pendant la pause du déjeuner, elles ont discuté des attentes imposées aux chanteuses : faire de la belle musique et avoir une belle voix. L’un des prérequis de la “féminité” telle qu’on l’entend généralement, notamment au sein de l’industrie de la musique populaire ». Boyce ajoute qu’« à bien des égards », elle voulait « travailler avec et contre de telles contraintes ». « Je suis particulièrement excitée lorsque les interprètes grognent et crient avec un ton aigu. Ou quand, comme le fait la chanteuse expérimentale Sofia Jernberg, l’étendue de la voix féminine est poussée vers des hauteurs et des profondeurs incroyables pouvant exprimer des sons qu’il m’est difficile de décrire. Pour moi, cette expansion va au-delà des stéréotypes de genre prédéterminés ». Et il y a dans ces improvisations, parfois sans paroles, une forme de liberté créatrice, d’inventivité émancipatrice fascinante…
Comme l’indique le catalogue de l’exposition vénitienne, ces chants sans paroles ont aussi des liens avec le scat que le chanteur Louis Armstrong insuffla dans la musique jazz à partir de son disque Heebie Jeebie de 1926, mais aussi avec des formes de chants très anciennes…
Perera et Santos
Vous profiterez de cette visite pour voir les oeuvres de Rajni Perera et de Marigold Santos, qui occupent le deuxième bâtiment de la Fondation Phi. Perera, née au Sri Lanka et vivant à Toronto, est ici jumelée avec Santos qui, quant à elle, est née aux Philippines et réside elle aussi maintenant au Canada. Il faut dire que toutes deux parlent dans leur création de l’impact de leur histoire personnelle et de la culture migrante qu’elles incarnent. Toutes deux interpellent entre autres les mythologies propres à leur culture d’origine.