eunice bélidor et son rapport aux archives
« L’idée de l’archive est quelque chose qui m’a toujours intéressée », confie d’emblée eunice bélidor à l’occasion de la présentation à MAI (Montréal, arts interculturels) de The Traces that Remain. La commissaire nouvellement indépendante (elle a notamment exercé au Musée des beaux-arts de Montréal jusqu’à la fin janvier 2023), autrice et chercheuse étudie en effet l’apport de l’écriture épistolaire dans la création d’archives affectives. « Comment est-ce que je pouvais continuer d’y réfléchir, autrement ? » soulève-t-elle.
L’idée d’effacement des personnes l’intrigue également. « Il y a toujours ce discours autour de moi qui dit que je suis la première à faire les choses, mais c’est impossible », indique-t-elle. Et elle se demande pourquoi des conversations qui ont déjà eu lieu sont répétées. « Les gens font souvent comme si c’était la première fois qu’on en parlait, comme si ça n’existait pas. »
C’est alors que naît l’envie de traduire ces idées-là par une exposition. « Je questionne la plupart du temps la même chose, mais sous plusieurs déclinaisons », précise-t-elle. La carte blanche que MAI lui a offerte pour sa première exposition en tant que commissaire indépendante tombe donc à pic.
Si le concept de trace immatérielle avait déjà commencé à faire son chemin dans la tête d’eunice bélidor, c’est une conversation avec l’artiste Po B. K. Lomami — dont l’oeuvre aksanti 33 fait référence à plusieurs fins, dont celles d’une présence familiale, d’événements personnels et d’habitudes médicales — qui lui a, en quelque sorte, permis de se concrétiser. « Po, qui décrit sa pratique comme une pratique d’intervention, m’a dit : “Tu peux faire une photo ou une vidéo d’une performance, mais comment est-ce que tu en gardes la trace ?” C’est là que je me suis dit qu’il y avait quelque chose à approfondir ! » se souvient la commissaire.
Elle se demande alors qui sont les personnes de son entourage avec qui des conversations similaires sur les archives et les traces ont déjà eu lieu. Et le nom de Shaya Ishaq ne tarde pas à surgir dans son esprit. « Elle m’avait auparavant dit qu’elle avait une relation particulière avec ses grands-mères et ses tantes, par qui elle a appris le tissage, et on a parlé de comment on pouvait continuer de transmettre ces savoirs-là quand quelqu’un est décédé », mentionne eunice bélidor. D’après elle, la vidéo offre à Shaya Ishaq — dont a boundless love rend hommage à la lignée disparue de matriarches de sa famille et porte sur les rites de passage, l’amour et les rituels — la possibilité de sonder deux zones, celle des vivants et celle de ceux qui ont trépassé.
On fait souvent appel à moi pour mettre en lumière des artistes qui ont été oubliés, mais en même temps, je réalise que ces artistes n’ont pas été oubliés, ils ont été volontairement mis de côté
« Chaque personne vit le deuil à sa façon, mais il y a souvent cette idée de vouloir garder en mémoire la personne décédée, des souvenirs de choses qu’on ne peut pas nécessairement récupérer avec une photo ou des papiers », souligne eunice bélidor.
Pour elle, le deuil est ainsi un excellent moyen d’expliquer qu’il y a des archives immatérielles dont chacun essaie de préserver des traces. « Tous les souvenirs, les moments, les odeurs… Ce genre de choses, on ne peut pas vraiment les conserver, mais elles existent et peuvent refaire surface à tout moment », ajoute-t-elle. Dès lors, ces archives deviennent un registre impalpable et laissent des traces qu’on ne pourra jamais indexer comme du matériel.
La vision des artistes avant tout
« Souvent, quand on fait du commissariat, on est attiré par une oeuvre et c’est ce qui va nourrir le projet. Mais moi, je suis surtout attirée par des artistes, explique ensuite eunice bélidor. Je n’avais aucune idée de ce dont la vidéo de Shaya Ishaq allait avoir l’air jusqu’à la veille du montage ! »
Zinnia Naqvi et Lan « Florence » Yee, qui proposent respectivement The Professor’s Desk et Tangerine, After Grapefruit dans The Traces that Remain, n’ont pas non plus échappé à cette règle. « De toutes mes expériences de travail avec des artistes, leur travail va aussi parler de cette confiance, de cette relation qu’on a ensemble », poursuit-elle. Et de renchérir : « Quand je décris le travail de commissaire que je fais, [je dis] que les artistes ont cette capacité de formuler dans des mots que je n’ai pas ce que j’essaie d’exprimer. »
Enfin, toutes ces formes d’archives qui sont données à voir au public dans The Traces that Remain sont aussi l’occasion pour eunice bélidor de repenser, de façon générale, l’histoire de l’art. « On fait souvent appel à moi pour mettre en lumière des artistes qui ont été oubliés, mais en même temps, je réalise que ces artistes n’ont pas été oubliés, ils ont été volontairement mis de côté. »
Pourquoi choisit-on d’accorder de l’importance à certaines choses et pas à d’autres ? « C’est exactement ça, ma relation avec les archives. Pourquoi faudrait-il une trace matérielle pour considérer qu’une chose existe ? » demande la commissaire. Faire des expositions serait donc une manière d’archiver, de graver dans le marbre ces traces qui restent.