Une âme flotte au-dessus du parc La Fontaine
Petits ou grands, les parcs urbains font encore plus partie de notre quotidien l’été. Mais qu’est-ce qui fait leur âme ? Lequel occupe une place particulière dans notre coeur et notre routine ? Pour cette série, Le Devoir en parcourt quelques-uns, accompagné parfois de lecteurs qui ont voulu partager leur histoire. Aujourd’hui : le parc La Fontaine, à Montréal.
« C’était là-bas », se rappelle Sheny Morales, 76 ans, en désignant le bord de l’étang, couvert par des arbres centenaires. « On était là… tout le temps. » Lorsqu’il y avait un anniversaire à célébrer ou des peines à consoler. Ou le plus souvent, simplement pour se délecter du temps à partager ensemble.
Cette parcelle de terre, située non loin du pont qui enjambe l’étang du parc La Fontaine, a permis à Sheny, il y a une quarantaine d’années, de s’intégrer à sa société d’accueil. Et surtout, de savourer de si nombreux moments, uniques et privilégiés, avec son frère Victor, mort du sida à 40 ans.
« C’était notre lieu de rencontre, à mon frère, ma soeur et moi. On habitait tous près d’ici, se souvient la dame à la tête grisonnante, dans un mélange de gratitude et de nostalgie. On venait aussi au parc avec des amis, pour des pique-niques. J’y ai connu beaucoup de Québécois. » En fait, le trio, originaire du Guatemala, était si souvent au parc que « c’était un peu comme chez nous », lance Sheny en s’esclaffant.
Pourtant, aller au parc n’avait rien de naturel pour cette dame qui a travaillé dans le domaine communautaire au Québec. « Ça a été un apprentissage pour moi parce qu’au Guatemala, on n’a pas cette culture d’aller au parc. Quand on fait partie de la classe moyenne, on a peur d’y aller. On pense qu’on va se faire voler. C’est stupide, mais c’est comme ça. »
Intégration
Arrivée à Montréal en 1986, à l’âge de 38 ans, Sheny s’était installée avec ses trois filles de 11, 16 et 18 ans sur le Plateau Mont-Royal, non loin de chez son frère et sa soeur, arrivés au Québec quelques années plus tôt.
Au Guatemala, Sheny occupait un poste de professeure d’histoire à l’Université de San Carlo. « C’était une sorte d’UQAM… contestataire ! » dit-elle. Dans les années 1980, la répression gouvernementale s’était mise de la partie, au point que partir était devenu la meilleure option pour garantir sa sécurité. Dix ans plus tôt, son mari, pilote d’avion, avait péri dans un écrasement.
« En arrivant ici, j’étais nostalgique de mon pays, se rappelle la septuagénaire, assise sur un banc du parc La Fontaine. Ce n’était pas facile de quitter le Guatemala, de laisser mes racines derrière moi. » Mais son intégration s’est faite dans la douceur et la facilité, affirme-t-elle. Surtout grâce à ces rencontres sous les arbres centenaires du parc. « Ça a été mon contact avec la culture québécoise. C’était magnifique. Les gens étaient très accueillants, ils nous invitaient chez eux. C’est pour ça que j’ai beaucoup d’amour pour ce parc. »
Parallèlement, il y avait aussi de nombreuses sorties, proposées par son frère et sa soeur, déjà bien intégrés à la vie montréalaise. « Mon frère et ma soeur avaient une vie sociale active. On allait au théâtre, dans les bars, au Festival de jazz. Tous les dimanches, on allait aux tam-tams. C’était une très belle époque ! »
Complicité
Mais à la maison, c’était parfois « chaotique ». Ses filles devaient apprendre à vivre dans un appartement, plutôt que dans une maison, comme au Guatemala, et sans une bonne, donc en faisant le ménage et la cuisine elles-mêmes. « Chaque fois que j’avais un problème, je parlais avec mon frère… La complicité qu’on avait entre nous deux, c’était extraordinaire. On pouvait parler de tout. »
Des discussions, emplies de tendresse, qui s’éternisaient souvent au parc La Fontaine. Et qui, au fil des ans, ont pris des formes différentes. Alors que ses filles l’accompagnaient dans les premières années, leur présence s’est étiolée au fil des ans. Puis, la maladie s’est infiltrée dans ces instants passés hors du temps.
« Quand Victor a appris qu’il était séropositif, il a quand même continué à venir au parc, se remémore Sheny. Il était fatigué, mais il pouvait encore marcher, tranquillement. » Les premiers temps ont été très difficiles. « Il se sentait coupable de ne pas avoir fait assez attention et de causer de la peine à nos parents [avec sa mort prochaine]. Mais au fil du temps, Victor a développé une sorte de sagesse. Il est devenu plus serein. On parlait ensemble de la vie comme d’un passage… temporaire. »
Paix
Le 23 décembre 1995, Victor est décédé chez lui, près du parc La Fontaine. « Dans ses dernières semaines de vie, il m’a dit que ce qu’il voulait me laisser, une fois qu’il serait parti, c’est la paix. » Une paix que le jeune homme, mort dans la fleur de l’âge, semblait avoir trouvée et qui a certainement apaisé ses proches.
Mais pendant bien des années, Sheny n’a plus été capable de fouler le sol du parc La Fontaine. « C’était trop de souvenirs. Je ne voulais pas ressentir toute cette tristesse. » Elle a même décidé de quitter le Québec, deux ans après la mort de Victor, pour rentrer au Guatemala. « C’était rendu trop difficile ici. » Après un exil de quelques années, Sheny est finalement revenue dans sa terre d’accueil, mais en s’installant à Laval, plus loin du parc La Fontaine, mais toujours en chérissant le souvenir de Victor.
« Je n’ai plus jamais rencontré quelqu’un comme lui, dit-elle, des souvenirs plein les yeux. Il avait une générosité incroyable. Il donnait beaucoup. C’était ça, son secret. Encore aujourd’hui, il y a des gens qui me parlent de lui. » Un souvenir — impérissable — qui fait partie à jamais de l’histoire du parc La Fontaine.
L’histoire du parc La Fontaine
C’est en 1874 que l’immense terrain situé au coeur du Plateau Mont-Royal, autrefois la ferme Logan et un terrain d’exercices militaires, est devenu un parc. En 1901, il a été officiellement nommé en l’honneur de l’ex-premier ministre Louis-Hippolyte La Fontaine. Au fil des ans, la Ville de Montréal y a aménagé deux bassins, un pont et une fontaine. Claude Marois, professeur à la retraite au Département de géographie de l’Université de Montréal, souligne que le parc La Fontaine a permis à de nombreux Montréalais de s’initier à la pratique de sports. « Des Montréalais de la classe ouvrière pouvaient louer un canot et pratiquer des dizaines d’activités dans le parc La Fontaine. Ils avaient désormais une raison de sortir de leurs balcons à peu de frais. » En 1956, le théâtre de Verdure y a été inauguré puis, l’année suivante, c’était au tour du Jardin des merveilles — un zoo au milieu de la ville — d’ouvrir ses portes, avant d’être démantelé en 1989. « Pour les gens de ma génération, c’était aussi le parc des manifestations, des grèves et des batailles politiques », rappelle le professeur, en évoquant le bouillonnement des années 1960, 1970 et 1980. Le parc La Fontaine est aujourd’hui plus calme, mais demeure tout aussi central dans la vie de nombreux Montréalais.