Nos alter robots
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En me levant ce matin, alourdie par une migraine et quelques courbatures, je me traîne devant le miroir où je constate — ce qui est évident mais que je m’acharne à démentir — que ce corps est purement et simplement une machine qui vieillit, rouille et souffre.
Tout est clair à ce sujet ; la science a une explication à tout. C’est une affaire de gènes, de connexions entre neurones, voire de digestion, d’organes, d’hormones, d’os, de muscles, de peau, d’électricité, de chimie, de biologie.
Depuis l’arrivée des technologies médicales — radiographie, scanner, imagerie, etc. —, nous connaissons mieux ce corps et cet esprit qui y est associé. Le cerveau lui-même, pourtant d’une extrême complexité, dévoile peu à peu ses secrets. Je m’imagine d’ailleurs que quelques électrodes bien placées sur mon crâne ce matin pourraient percer le mystère de mes petits maux.
Peut-être les miracles de la pharmacologie pourraient-ils également me sauver de la décrépitude, sinon l’idée de subir une transformation en cyborg — créature mi-humaine mi-robot — me semble soudain une option attrayante. En effet, quel problème y a-t-il à remplacer de la vieille matière par de la nouvelle matière ?
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Ce texte est publié via notre section Perspectives.
C’est entre autres ce virage vers une conception psychopharmacologique de l’être humain, entraînant la perte du caractère sacré de sa vie intérieure, qui a permis, selon la psychologue et sociologue américaine Sherry Turkle, de nous faire envisager un rapprochement et une plus grande familiarité avec les robots. Après tout, quelle différence fondamentale entre nous et eux, quelle différence entre un réseau de neurones et un réseau de circuits électroniques ?
En effet, « avec la psychopharmacologie, nous pensons l’esprit comme une machine accessible à la bio-ingénierie » et « notre culture thérapeutique se détourne de la vie intérieure pour s’intéresser aux mécanismes du comportement, créant un possible point commun entre les personnes et les robots ». Son livre Alone together (Seuls ensemble) a été publié en 2011, à une époque où les robots étaient beaucoup moins sophistiqués, mais les idées et les analyses qu’elle met de l’avant sont plus actuelles que jamais.
Répondre à nos besoins
Avec la pandémie, nous avons collectivement pris conscience de la souffrance et de la solitude des personnes âgées. Elles font partie des sujets auxquels Sherry Turkle s’est intéressée dans ses recherches. Nos aînés demandent ce que beaucoup de plus jeunes n’ont plus à offrir, c’est-à-dire temps, soins et attention.
Il en va de même de nos enfants, autres sujets de recherche privilégiés de l’autrice. Les relations humaines sont complexes et exigeantes. Elles demandent écoute, compréhension, empathie, investissement de temps et d’énergie ; elles répondent à des attentes mutuelles et souvent irréconciliables ; elles entraînent remises en question, confrontations, discordes, parfois ruptures, souvent sentiments d’impuissance et de culpabilité.
Depuis aussi longtemps que l’humain est ce qu’il est, un animal social, son plus grand défi a été de concilier la recherche de son propre bonheur avec son désir d’entrer en relation avec les autres. C’est peut-être une lapalissade que d’affirmer que ce n’est pas facile de vivre ensemble.
Un des défis des relations humaines est de savoir réagir spontanément aux exigences d’autrui, comme tel est le cas dans une discussion de vive voix et face à face. Réagir en temps réel exige que l’on prenne et que l’on assume des risques, que l’on s’adapte et que l’on expose ses vulnérabilités aux yeux de l’autre.
En effet, l’autre, les autres ne sont justement pas des robots. Les humains sont par définition imprévisibles, faillibles, prompts aux erreurs de toute sorte et aux maladresses.
Pour Turkle, à l’instar des réseaux sociaux et des communautés virtuelles où nos avatars et nos écrans nous permettent de garder nos distances, les robots sont une autre occasion de nous protéger des dangers potentiels du monde réel. « Les robots sociaux et la vie en ligne font miroiter la possibilité de relations totalement conformes à nos désirs. Nous pouvons programmer un robot sur mesure, tout comme nous pouvons nous réinventer en avatars séduisants. » Nous baignons ici dans un monde de simulacres, faux, construit de toutes pièces, loin des intransigeances de la réalité.
L’autrice nous donnera cet exemple évocateur d’un adolescent déçu des mauvais conseils et des maladresses de son père. Il rêvera d’un « papa robot » qui, à partir d’une banque de données beaucoup plus complète que les connaissances limitées de son père en chair et en os, pourrait être plus connaissant, efficace et prendre des décisions également plus raisonnables.
Répondant à une question touchant à une affaire de coeur, « il ne faisait aucun doute qu’un robot se serait montré plus perspicace [que son père] ». Nous venons de discuter de deux extrémités de la vie, l’enfance et la vieillesse, mais les difficultés relationnelles sont l’affaire de tous les âges et de toutes les circonstances.
Narcissisme
Des centaines de millions d’êtres humains s’unissent aujourd’hui à des chatbots, des robots conversationnels conçus pour entretenir des relations personnelles, voire amicales, fraternelles ou amoureuses, avec les humains.
Ces robots sont de véritables chambres d’écho pour leurs partenaires humains. En effet, ils sont conçus pour répondre à leurs désirs et à leurs attentes, pour correspondre à leurs idéaux et pour leur ressembler, évitant ainsi toute souffrance et confrontation. Ce sont des alter ego, ou devrait-on dire, des alter robots.
Après tout, qui se refuserait à une ou un partenaire sans failles, sans défauts, absolument parfait ? Cette nouvelle perfection est-elle bonne pour nous ? Si elle nous procure un bonheur immédiat, Turkle soulignera qu’« on peut tout à fait se sentir bien pour de mauvaises raisons ». Elle ajoutera : « Et si un robot nous faisait nous sentir bien, mais nous privait des choses essentielles ? »
On reconnaît la formation en psychologie de Sherry Turkle lorsqu’elle nous explique que la robotisation du monde des humains va de pair avec l’accroissement de la tendance au narcissisme. Les personnalités narcissiques ne sont qu’en apparence des personnes imbues d’elles-mêmes. Elles cachent une extrême fragilité et elles instrumentalisent autrui, comme des « objets du self », pour consolider et harmoniser leur vie mentale. « Autrui est perçu comme faisant partie de soi et n’existe qu’en harmonie avec un état intérieur fragile. »
Les robots, « tels qu’ils existent aujourd’hui et tels qu’ils deviendront […] apparaissent comme des candidats idéaux au rôle d’objets du Self ». En relation avec un robot, finis les malaises, les contrariétés, les difficultés à se rejoindre à travers nos aspirations singulières. Les robots commencent à nous enfermer à l’intérieur de nous-mêmes dans la douce complaisance d’une programmation faite sur mesure.
Nous nous demandons ensuite pourquoi l’anxiété sociale gagne du terrain. La vie réelle n’est pas une chambre d’écho ; il faut bien encore y retourner de temps en temps et être pris à regarder un autre humain fragile et imprévisible droit dans les yeux. On reconnaît ici les contours d’un cercle vicieux : plus nous utiliserons les robots, plus il nous sera difficile d’entrer en relation avec les humains ; plus les relations avec les humains seront pénibles, plus nous nous en remettrons aux robots.
Empathie, authenticité et réciprocité
En présentant cet appel à la prudence face à la robotisation du monde, j’assume d’avance les critiques qui me pousseront dans la catégorie des doomers. Après tout, « on n’arrête pas le progrès ». Peut-être vaut-il en effet mieux embarquer dans le train plutôt que de s’attacher aux rails pour stopper sa course.
Ce qui est certain, c’est que nous reconnaissons dans les mots de Sherry Turkle son estime pour ce qu’elle nomme l’authenticité et la réciprocité, toutes deux liées au sentiment fondamental d’empathie, cette capacité à se mettre à la place de l’autre, à le reconnaître, et éventuellement à progresser avec lui. « Un robot, aussi avancé soit-il, ne peut absolument rien comprendre de tout ceci. »
Plus nous nous donnons corps et âme dans nos mondes virtuels, plus nous négligeons le caractère unique des relations entre humains. Turkle met de l’avant ce qu’elle nomme la conception « romantique » des relations qui « tenait [dans les années 1980 et 1990] en plus haute estime ce que seules les personnes avaient à offrir : la compréhension qui se développe quand on partage une certaine expérience humaine ».
L’altérité, notre rencontre avec l’autre, nous donne chaque jour des défis, mais aussi des occasions de sortir de soi, de grandir, et de répondre à nos besoins les plus fondamentaux de tendresse et de reconnaissance. Les robots finiront par rendre le monde réel, habité par de vrais humains, décevant et inhospitalier.
C’est parce que nous ressemblons de plus en plus à des robots — par nos téléphones, nos mondes et nos réseaux virtuels, nos IA et nos assistants personnels, et par notre nouvelle façon de nous représenter corps et âme — que nous accepterons sans rouspéter que les robots nous ressemblent de plus en plus et qu’ils commencent à prendre notre place.
Ce point de rencontre entre nous et eux, ce que Turkle nomme cette « symétrie », fera en sorte que nous cesserons de nous demander « “Pourquoi suis-je en train de parler à un robot ?” et “pourquoi est-ce que je veux être aimé par ce robot ?” Peut-être serons-nous satisfaits d’être sous leur charme ». Sommes-nous obligés d’accepter cette métamorphose de notre être, ce destin et cette fatalité ?
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