Les Algériens de France retiennent leur souffle

Des Français participaient à un rassemblement anti-extrême droite à la mi-juin, à la suite du déclenchement des élections.
Photo: Jérémy Paolini Agence France-Presse Des Français participaient à un rassemblement anti-extrême droite à la mi-juin, à la suite du déclenchement des élections.

À Marseille, où vit une immense communauté algérienne, on appréhende l’arrivée au pouvoir de l’extrême droite à l’issue du second tour des élections législatives de dimanche. Ici, les esprits restent marqués par les nombreux dérapages racistes du vieux Front national de Jean-Marie Le Pen. La stratégie de dédiabolisation entreprise par sa fille Marine depuis une dizaine d’années, personne ne semble y croire au sein de cette diaspora. Reste qu’à demi-mot, certains disent comprendre que de plus en plus de « Français de souche » soient portés à soutenir le parti rebaptisé aujourd’hui Rassemblement national (RN).

Car les thèmes chers au RN, comme la lutte contre l’insécurité et l’immigration clandestine, trouvent aussi un écho dans ces quartiers très cosmopolites qui jouxtent le Vieux-Port de Marseille. « Il faut reconnaître que la Marseille que j’ai connue enfant n’existe plus. Avant, ici, c’était cool, c’était propre. Mais aujourd’hui, c’est beaucoup moins le cas avec l’arrivée massive de sans-papiers. On se sent moins en sécurité qu’avant », évoque Otman Belounis, pourtant lui aussi un dur à cuire. Il ne fait d’ailleurs pas mystère de son passé de délinquant qui l’a amené à faire plusieurs séjours en prison.

Cela dit, hors de question pour celui qui s’est reconverti dans l’industrie de la construction de voter pour le RN. Assis sur la terrasse d’un café, le trentenaire dit constater que la parole xénophobe s’est considérablement libérée dans le pays depuis que le président Emmanuel Macron a décidé de la dissolution de l’Assemblée nationale. Il raconte même s’être fait invectiver il y a quelques jours à peine dans le métro par quelqu’un qui lui a dit « de retourner dans son pays ».

Selon lui, ce sera encore pire si le RN, porté par le fougueux Jordan Bardella, 28 ans, remporte les élections. Otman Belounis se mord les doigts de ne pas être allé voter au premier tour de dimanche dernier, lors duquel le RN est arrivé en tête à l’échelle du pays.

« À chaque élection présidentielle, on nous fait le coup. On nous dit que l’extrême droite est au bord du pouvoir. Mais finalement, ils sont toujours loin derrière. Jusqu’à dimanche, je croyais que ça allait être la même histoire. Mais j’ai eu tort. Cette fois, c’est vrai : ils sont vraiment aux portes du pouvoir », se désole celui qui est né en France de parents algériens.

Photo: Étienne Paré Le Devoir Otman Belounis et son amie Marie, à Marseille. Il se mord les doigts de ne pas être allé voter au premier tour de dimanche dernier, lors duquel le RN est arrivé en tête à l’échelle du pays.

Le fief de Mélenchon

Dans la quatrième circonscription des Bouches-du-Rhône, où l’on se trouve, il n’y aura pas de vote dimanche prochain de toute manière. Le député sortant, Manuel Bompard, un proche du leader de gauche Jean-Luc Mélenchon, a été triomphalement réélu avec près de 70 % des voix dès le premier tour.

Jean-Luc Mélenchon n’est pas candidat à ce scrutin, mais il y joue tout de même un rôle central. Pour une partie des électeurs, le chef officieux du parti La France insoumise est un repoussoir. Ses positions sur le conflit israélo-palestinien font régulièrement polémiques, quand elles ne sont pas carrément taxées d’antisémitisme. Les figures de la droite traditionnelle n’hésitent pas d’ailleurs à renvoyer aujourd’hui dos à dos La France insoumise et le Rassemblement national.

Les déclarations de Jean-Luc Mélenchon ont parfois été un boulet durant la campagne pour la gauche plus modérée, qui a fait alliance avec La France insoumise pour cette élection sous la bannière du Nouveau Front populaire. Mais ici, dans le quartier de Belsunce, c’est justement entre autres pour son appui indéfectible à la cause palestinienne que le charismatique homme fort de la gauche demeure plébiscité.

« Mélenchon est le seul à se préoccuper des Arabes. Est-ce que c’est de l’opportunisme de sa part ? Je ne crois pas. Je pense qu’il est sincère », avance Hatouti Wari, qui a quitté Oran pour Marseille il y a une vingtaine d’années.

Comme il n’est pas citoyen français, il n’avait pas droit de vote à cette élection. Mais ses trois enfants en âge de voter ont tous déposé un bulletin pour le Nouveau Front populaire dans l’urne dimanche. Un choix qu’approuve Hatouti Wari, catastrophé par la montée du Rassemblement national, qu’il impute aux médias, notamment à la chaîne d’info conservatrice CNews, du milliardaire breton Vincent Bolloré, souvent décrite comme la « Fox News française ».

« Il y a toujours eu des racistes en France. Mais avant, on ne les entendait pas dans les médias. Maintenant, ils ont une voix, qui porte partout et qui a une influence. Comment expliquer sinon que dans des villages où il n’y a aucun Arabe, aucun étranger, tout le monde vote pour le RN ? » lance Hatouti Wari entre deux gorgées de pastis.

Photo: Étienne Paré Le Devoir Hatouti Wari et Faouzi Bendaas, à Marseille. «Mélenchon est le seul à se préoccuper des Arabes. Est-ce que c’est de l’opportunisme de sa part ? Je ne crois pas. Je pense qu’il est sincère», dit le premier.

Entre crainte et compréhension

Dans le quartier, c’est d’ailleurs l’un des seuls endroits où l’on peut voir des gens boire de l’alcool en terrasse. L’un des seuls aussi où des femmes y sont attablées. Le propriétaire des lieux, Faouzi Bendaas, détonne. D’autant qu’il a voté dimanche dernier non pas pour le Nouveau Front populaire au premier tour, mais pour Ensemble !, la coalition du président Macron.

« C’était la seule option réaliste », résume M. Bendaas, qui, comme beaucoup de propriétaires de petites entreprises, n’est pas favorable au programme marqué très à gauche du Nouveau Front populaire, qui promet entre autres une augmentation substantielle du salaire minimum.

Mais Faouzi Bendaas craint surtout que le Rassemblement national remporte les élections de dimanche, ce qui amènerait le président Macron à nommer Jordan Bardella, le jeune protégé de Marine Le Pen, premier ministre. Il appréhende d’ailleurs une contestation monstre, voire des violences, si l’extrême droite parvient au pouvoir pour la première fois de l’histoire de la Ve République.

Pour autant, il n’est pas porté à juger les 33 % de Français qui ont soutenu le RN dimanche dernier. « Je comprends leur colère. C’est vrai qu’il y a un problème avec l’immigration. C’est vrai qu’il y a des Algériens qui se comportent mal, qui se permettent des choses qu’ils ne se permettraient même pas en Algérie, où c’est très strict. Il y a eu beaucoup de laxisme dans les dernières années. Je pense qu’il y a un ménage à faire », laisse tomber celui qui habite en France depuis 40 ans.

Plan B, plan C

Il en a notamment contre l’afflux de sans-papiers provenant d’un peu partout en Afrique, dont d’Algérie. Parmi eux : Azzedine, qui vit en France depuis six ans avec de fausses cartes. Jusqu’ici, le jeune homme dit n’avoir jamais été inquiété par les autorités françaises. Il arrive à vivre décemment en cumulant les petits boulots rémunérés au noir.

Il se prépare à devoir plier bagage si le Rassemblement national forme le gouvernement. Même si, au fond, il doute que la France ait le luxe d’expulser tous les étrangers en situation irrégulière, qui sont souvent les seuls à accepter d’exercer certains métiers difficiles.

« Quand tu es sans-papiers, tu te prépares à toutes les éventualités. Il te faut toujours un plan B, et un plan C », soutient Azzedine, qui a accepté de témoigner à condition que l’on taise son nom de famille. Son « plan B » serait d’aller ailleurs en Europe, possiblement au Portugal. Car pour lui, mieux vaut vivre n’importe où sur le Vieux Continent — même comme clandestin, même avec la montée de partis d’extrême droite partout — qu’en Algérie.

« Vous ne réalisez pas la chance que vous avez [les Occidentaux]. J’ai appris l’anglais et le français. Je pense que je travaille plus fort que bien des gens qui sont nés en France. Mais j’ai eu la malchance d’être né en Afrique. Je me demande tout ce que j’aurais pu accomplir si je venais d’ailleurs », glisse-t-il avec fatalité, avant de retrouver le sourire et de se rallumer une cigarette.

Ce reportage a été financé grâce au soutien du Fonds de journalisme international Transat-Le Devoir.

Qui sont les Algériens de France ?

Quelque 12 % des immigrés de l’Hexagone sont nés en Algérie, une ancienne colonie française devenue indépendante en 1962 à la suite d’une guerre qui aura profondément marqué les deux contrées. À Marseille, le tiers des immigrés proviennent de ce pays.

Ces chiffres sont toutefois loin de bien représenter la taille de la communauté algérienne, car la tenue de statistiques basées sur l’ethnicité est interdite en France, contrairement au Canada. Les chiffres de l’Institut national de la statistique et des études économiques, l’INSEE, ne portent que sur la provenance des personnes nées à l’étranger ; elles ne prennent donc pas en compte les personnes nées en France de parents algériens, par exemple.

À voir en vidéo