L’ADN voyageur de la danse
La danse a toujours eu la bougeotte. Art du corps et des mouvements qui peut sauter élégamment la barrière des langues, la danse a toujours été voyageuse. Son histoire s’est construite beaucoup par tournées, migrations, immigrations, coproductions outre-océan, résidences à l’étranger. En cette période post-pandémie, les tournées sont de plus en plus difficiles à organiser et à financer. Et plus que jamais essentielles. Regard sur certains de ces voyageurs à pieds pointés.
Prenez le Montréalais d’origine Eric Gauthier, par exemple. Après des études en ballet à Montréal et à Toronto, il se retrouve danseur au Stuttgart Ballet, en Allemagne, où il finit soliste. En 2007, il fonde là-bas sa compagnie de danse. Où il invite en 2017 la Québécoise Virginie Brunelle à chorégraphier, lui donnant un joli coup de pouce vers l’ailleurs.
Voilà que sa compagnie — qui ne comprend aucun danseur allemand, dit M. Gauthier, en riant, mais des artistes d’Italie, d’Espagne, de Belgique, de Taïwan… — revient. Pour présenter un Lac des cygnes de notre nationale Marie Chouinard, jamais vu ici. Aussi autre version de ce classique, par Hofesh Shechter. La soirée est complétée par Minus 16, chorégraphie très connue et très, très efficace d’Ohad Naharin.
On ne verra pas, du moins pas cette fois-ci, Ether/Air, la commande passée à Louise Lecavalier par M. Gauthier pour sa compagnie. C’est la première fois que l’égérie québécoise signe une pièce dans laquelle elle ne danse pas ; qui plus est pour un groupe. Elle a été présentée au Stuttgart à la toute fin de février.
Le spectacle, qui complétait une soirée Éléments avec d’autres danses sur le thème de l’eau, du feu et de la terre, a été un succès de billetterie : 10 000 billets vendus pour les 10 représentations. C’est beaucoup de spectateurs, selon les critères québécois, pour de la danse.
« Comme chorégraphe, si tu es connu, tu peux vivre en faisant des commandes » auprès de différentes compagnies dans le monde, indique M. Gauthier. Ce que Louise Lecavalier vient de faire là pour la première fois à 65 ans, d’autres en font un gagne-pain.
C’est la quatrième fois qu’Eric Gauthier et sa compagnie viennent au Québec. En 2008 et 2011, Gauthier Dance était au seul Festival des arts de Saint-Sauveur. À Danse Danse en 2018. Et cette année, il présente aussi à Toronto, Québec, Montréal et Sherbrooke.
Chaque fois, presque, la tournée s’allonge un petit peu — ce qui montre bien le travail de construction de l’organisation de tournées, qui demande du temps, du lien, des relations au moins à moyen terme.
En Allemagne, où sa compagnie est sise, « les arts sont très bien subventionnés », précise Eric Gauthier en visio-entrevue au Devoir. « Chaque petite ville a son théâtre, son orchestre. » Sa compagnie fait office de mouton noir : elle appartient à un théâtre en grande partie privé.
« Pour faire vivre mes danseurs, mais aussi pour partager nos danses avec le plus de monde possible, les tournées sont nécessaires », indique M. Gauthier.
Comprendre l’ailleurs
Ce qui est vrai dans une Allemagne qui chérit et nourrit les arts est essentiel au Québec, pour la danse d’ici. « Les salles qui accueillent de la danse au Canada, on les compte quasiment sur les doigts d’une main », indique Marie-Andrée Gougeon.
Pour faire vivre les spectacles d’ici, et les artistes qui les font, les tournées sont absolument nécessaires. Marie-Andrée Gougeon a commencé à travailler en développement international de la danse québécoise en 2006. Elle a beaucoup fait tourner les oeuvres de Daniel Léveillé. Aujourd’hui encore, elle promeut les chorégraphies de Catherine Gaudet, Manuel Roque, Frédérick Gravel ou Alix Dufresne, entre autres.
Depuis la pandémie, tout est chamboulé, dit-elle. « Pour la tournée, il y a toujours eu beaucoup d’appelés et très peu d’élus. Mais maintenant, la situation est partout pareille dans les pays occidentaux, ceux où on avait développé nos réseaux. Économiquement, tout est plus serré. »
« Partout en Occident, on veut faire davantage de place aux créations de la diversité et des Premiers Peuples. Il n’y a pas plus de théâtres pour autant. Si tu arrives d’ailleurs, il faut que ton spectacle soit vraiment exceptionnel pour que les portes s’ouvrent. »
« C’est pour ça qu’on voyage », précise Mme Gougeon, qui a donné son entrevue de Barcelone. « Ça nous donne des pistes, ça permet de voir quels sont les mouvements, les tendances. C’est bien de comprendre le paysage où tu veux inscrire un spectacle ou un chorégraphe », ajoute-t-elle.
Gagner la confiance
Construire des tournées est un travail de route, de relations, de réseaux, de contact, ajoute Marie-Andrée Gougeon. « On l’a vu en confinement pendant la pandémie : ce n’était pas possible de maintenir vraiment les contacts. »
La présence, pour elle, en allant ailleurs ou en faisant venir des diffuseurs, permet de construire la confiance — soit envers le « vendeur », soit envers un chorégraphe.
« Par exemple, pour Les jolies choses, de Catherine Gaudet, on a réussi à débloquer des dates avant même que les diffuseurs aient vu le spectacle, parce qu’ils avaient vu une oeuvre précédente, et qu’ils ont confiance en elle, et en nous. »
Artistiquement, aussi, le voyage est riche. « Un de nos artistes dit qu’on apprend beaucoup sur soi au contact de l’autre, on se définit plus clairement face à lui. »
Eric Gauthier le formule autrement : « On fait tous de la danse, c’est le langage commun. Dans ma compagnie, par exemple, tous les danseurs viennent du ballet, car ça forme des corps comme je les aime. »
« Ensuite, c’est comme pour faire une bonne sauce bolognaise : ça ne tient pas qu’à la qualité des tomates et de la viande, mais à celle aussi des légumes, du sel, de l’origan. Mes danseurs sont aussi comme des animaux : j’ai un tigre, un oiseau exotique, un cheval… », une manière de dire que les différences font un ensemble riche.
Danser autour du monde, à Montréal
Le chorégraphe Eric Gauthier a animé l’an dernier son émission de télévision : Dance Around the World est un mélange entre une émission de voyage, de médiation artistique et des souvenirs de l’artiste. Dans une présentation toute consensuelle, Gauthier, tel un Jean-Marc Généreux allemand qui ne joue pas au juge, présente des artistes de Londres, Tel-Aviv, Cuba et Montréal, chaque lieu ayant son épisode. Au Québec, entre les chansons de Leonard Cohen, les improvisations au sommet du mont Royal et l’éternelle présentation de la poutine, Gauthier promeut le travail de Tentacle Tribe, Virginie Brunelle, Marie Chouinard, Ivan Cavallari, et d’autres encore. Efficace.